Impacts environnementaux d’une œuvre d’art numérique, avec le studio Chevalvert [étude]
© Chevalvert
Si la question environnementale est un sujet de plus en plus abordé par les artistes, les démarches d’éco-conception des œuvres sont encore encore à imaginer et à développer dans le champ des arts numériques. Pour initier et structurer ces démarches, il est nécessaire de mieux comprendre quels sont les impact environnementaux potentiels générés par des œuvres d’art numérique et d’identifier les principaux éléments ou étapes contribuant à cet impact pour informer les artistes et nourrir leurs réflexions sur les choix de conception.
Le Labo Arts & Techs s’est donc associé au studio Chevalvert pour réaliser l’analyse de cycle de vie de leur installation Far Away. L’objectif de cette étude est de mieux comprendre les impacts environnementaux générés par une œuvre d’art numérique lors des différentes étapes de son cycle de vie. Elle vise d’une part à quantifier les impacts environnementaux potentiels de cette œuvre, et d’autre part à identifier les étapes du cycle de vie ainsi que les composants et choix techniques ayant le plus d’impact.
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Rencontre avec Stéphane Buellet, cofondateur et directeur artistique de Chevalvert.
Peux-tu te présenter ?
Je suis designer graphique depuis 2006 et je pratique également la programmation créative (ou creative code), l’interaction et un peu de motion design. En 2007, j’ai cofondé le studio Chevalvert avec Patrick Paleta. Nos profils étant complémentaires, nous avons partagé nos réflexions et nos pratiques sur le signe dans l’espace, l’interactivité, le dessin ou encore la typographie. Le corps et le geste sont souvent au centre de toutes ces disciplines.
© Chevalvert
Depuis tout petit, le fonctionnement des choses, les sciences et les logiques organiques (biologie) m'intéressent beaucoup. À la fin de mes études d’art appliquées à Lyon en 2005, j'ai été attiré par la programmation créative et l'interaction. J’ai commencé à créer des installations qui réagissent de manière autonome et organique aux stimulis de leur environnement, qu’ils soient humains ou non. Avec Chevalvert, nous travaillons à créer des interactions physiques dans des contextes spécifiques, encore plus quand le public est au centre du dispositif et pas seulement spectateur.
Avec Stereolux, nous avons multiplié les collaborations depuis 2014.
2014 : Présentation de l’installation MURMUR (2013) durant le festival Scopitone
2016 : Workshop Stéréo-signes « Et si nous fossilisions nos données », une collection de signes graphiques sensibles à des capteurs
2017 : Design graphique pour le cycle thématique de conférences Art, Design & Intelligence Artificielle
2018 : Workshop Wip Map, cartographie générative
2018 : Présentation de l’installation STRATUM durant le festival Scopitone
2019 : Bassins de Lumière (projet Art/Science avec le CRENAU)
2020 : Conférence Open-Talk (sur l’invitation de Martial Geoffre-Rouland)
2022 : Workshop « l’aléa comme moteur de création »
© Chevalvert / Stereolux / Workshop « l’aléa comme moteur de création »
Sous la forme de workshop ou d’exposition, nous avons de nombreux échanges basés sur le long terme avec Stereolux. C’est rare et précieux. Nous partageons aussi ce type de relation avec certains clients et institutions. À contre-courant des temps courts ou des « one shot », nous valorisons cette façon d’appréhender le design et la production artistique, dans la durée et la confiance. En interne avec l’équipe (Camille Coquard, Mathieu Mohamad et Arnaud Juracek) c’est aussi sur ce principe que nous développons le studio.
L’année dernière, c’est en toute logique que nous avons répondu présent à la demande de Martin Lambert du Labo Arts & Techs de Stereolux sur l’analyse de l’une de nos récente installation d’un point de vue éco-conception. Nous avons accepté car d'autres artistes semblaient également motivés d’ailleurs. Finalement, nous sommes les seuls à être allés jusqu’au bout du processus avec Martin.
Quelle est votre position au sein du studio concernant les démarches d'éco-conception des installations ?
En 2013, nous avons développé l’installation Murmur (avec une équipe ouverte composée notamment d’artistes comme Julia Puyo (en stage à ce moment-là) et Julien Gachadoat. Personnellement, en tant que designer je trouvais que la course au gigantisme et au besoin de vidéoprojecteur de plus en plus puissant (sur les mapping par exemple) manquait de simplicité, d’élégance, notamment au regard de la poésie qui peut découler des créations autour de la lumière et des interactions. Sans le savoir, ce désir de simplicité convoquait déjà des questionnements autour de l’éco-conception. Cette démarche je l’avais d’ailleurs découverte durant mes études de design (via le designer Victor Papanek, connu pour son ouvrage “The Green Imperative: Natural Design for the Real World” publié en 1995).
© Murmur, Chevalvert
Depuis Murmur, dix années sont passées à présent. La plupart de nos installations sont réalisées en France (à Lyon) chez nos partenaires Hémisphère (ingénieurs). Nous intégrons petit à petit l’éco-conception et la recyclabilité dès l’écriture du projet, autant que possible. Parfois nous sommes encore contraints de commander un ESP (carte de contrôle électronique) en Asie. C’est d’ailleurs ce qui ressort sur l’étude de Far Away et que nous devons à présent faire évoluer.
Aujourd’hui, au sein du studio, l’objectif est d’abord de pouvoir vivre de ce que l’on fait. En tant que designer indépendant, nous devons évidemment penser à la viabilité économique de nos projets. En revanche, cela ne doit pas se faire au détriment du reste. La durabilité et l'éco-conception peuvent être compatibles avec une activité économiquement viable. En prenant en compte les aspects humains, techniques et écologiques de nos décisions, nous pouvons créer des solutions « sensées et pensées » pour qu’elles soient à la fois viables sur le plan économique et respectueuses de l'environnement. Le "bon sens" précède l’éco-conception. Agir de manière responsable et réfléchie en prenant en compte les conséquences à long terme de nos actions.
Peux-tu nous parler en particulier de Far Away ?
Far Away est une création imaginée pour le festival Constellation de Metz 2021 (sur l’invitation de Jérémie Bellot). L’installation s’apparente à une scène d’exploration spatiale, matérialisée par 12 Sentinelles en rotation, scannant le terrain à la recherche d’un signe, d’un mouvement, d’une ressource.
Ces Sentinelles, mi-scanners, mi-girouettes, s’activent dans un ballet cyclique et minimal. Le passage du public sous ces objets semble perturber leur fonctions exploratoires… L’installation renvoie à la condition et à l’isolement des robots d'exploration (comme Perseverance sur Mars). Cette création s’intéresse aux conditions de transmission d’un message dans l'espace, aux interactions homme-machine, autant qu’à la présence de la vie, ici, comme très loin d'ici…
© Far Away, Chevalvert, vidéo : Scanair, Florient Pugnet
Le développement technique et la fabrication de Far Away a été réalisé par Hémisphère et Chevalvert. Ce qui nous intéressait avec le projet Far Away, c’est qu’il n’a pas été imaginé et conçu dans une pure démarche d’éco-conception, mais plutôt à partir d’une narration spécifique et d’impératif économique intrinsèque à la réalisation de ce type d’œuvre en série. Ce qui nous intéressait donc, c’était de se mettre les pieds dans le plat et de se rendre compte, honnêtement et sans faux-semblants, de son impact environnemental, sans "greenwashing", ni excuses.
L’étude révèle que l’œuvre est relativement bien pensée, conçue et sobre en consommation énergétique, mais que le voyage et l'importation de ses composants électroniques suffisent à alourdir considérablement son impact. Les chiffres nous ont même surpris car nous ne pensions pas que cela pouvait aller aussi loin alors que les objets électroniques en questions sont petits et tiennent dans le creux de la main.
Comment est née l’idée de cette analyse de cycle de vie avec Stereolux & pourquoi ?
Depuis un moment, au détour de workshops, nous échangions avec le Labo Arts & Techs sur ces questions du vrai poids technologique du numérique, de l’internet notamment ou du streaming. De la sémantique déployée (cloud, réseau, disponibilité) tout paraît léger, à portée de main, et en réalité cette dépendance nécessite des immeubles entiers pour abriter des datacenters. Il est important de noter que ces problèmes ne sont pas uniquement liés à l'utilisation de l'internet et du streaming, mais également à l'ensemble de la chaîne de production et d'utilisation de technologies numériques. Par exemple, la production de smartphones, ordinateurs et autres appareils électroniques nécessite également des matériaux rares et leur fabrication peut avoir un impact environnemental significatif.
Pour les installations, c’est différent. Celles-ci ne n’exploitent pas forcément les réseaux, mais en revanche nécessitent parfois des éléments lumières, des cartes électroniques (Raspberry, Arduinos, ESP) pour pouvoir fonctionner. Ces cartes sont composées de matériaux rares, de silice également et ces matières premières se trouvent la plupart du temps en Afrique ou en Asie dans des carrières.
© Chevalvert / Hémisphère
Leur extraction est souvent associée à des problèmes environnementaux et sociaux, tels que l'exploitation de la main-d'œuvre et la pollution de l'air et de l'eau. En outre, le transport de ces matières premières vers les usines de traitement et les ateliers de fabrication consomme également beaucoup d'énergie et contribue aux émissions de gaz à effet de serre.
Au final, il est essentiel de prendre en compte ces impacts lors de l'adoption de technologies numériques et de trouver des moyens de les minimiser. Cela peut inclure l'adoption de technologies plus écologiques, le recyclage des appareils obsolètes et la sensibilisation des consommateurs aux questions environnementales liées à l'utilisation de technologies numériques. Cette étude nous a aidé à mettre à plat tout cela, notamment en assumant clairement nos écueils passés.
Comment vois-tu l'évolution de ces démarches au sein du secteur des arts numériques dans les années à venir ?
J’ai encore oublié ma boule de cristal à la maison (!) mais je me lance. Comme à chaque bouleversement socio-culturel ou économique, les artistes questionnent leur pratique.
Notons que cela ne signifie pas que les technologies numériques vont disparaître de l'art ou que les artistes vont abandonner leur utilisation complète. Au contraire, je pense que les technologies numériques continueront à être un outil important pour les artistes et à jouer un rôle clé dans l'évolution de l'art. Cependant, il est probable que leur utilisation soit de plus en plus consciente et responsable.
Depuis quelques années, on entend parler d’un mouvement post-numérique (très bon article chez Usbek et Rica https://usbeketrica.com/fr/article/art-post-numerique-design) mais ça me semble parfois fumeux. En revanche, certaines pratiques comme celles de Barthélemy Antoine-Lœff me semblent plus concrètes, il interroge par exemple le coût énergétique de ses travaux exposés. Élise Morin et ses Waste Landscape (où le déchet devient paysage) ou Justine Emard et son œuvre Supraorganism qui révèle une forme d’intelligence nourrie par une communauté d’abeilles, sous le forme de sculptures de verre, de façon très poétique et éthérée. Juliette Bibasse et Joanie Lemercier participent aussi activement à cette sensibilisation autour des enjeux environnementaux.
© Supraorganism, Justine Emard par David Gallard - Scopitone 2021
© Tipping Point, Barthélémy Antoine-Loeff par David Gallard - Scopitone 2021
Suivant les artistes, l’éco-conception est tantôt un sujet, tantôt un processus. Cette différence est importante car elle met en valeur l’idée qu’un ou une artiste qui "parle" d’éco-conception ne le fait pas forcément avec des moyens qui eux sont éco-conçus. Inversement, une artiste peut traiter d’un sujet qui n’a rien à voir, tout en mettant en place une démarche qui tend à être éco-conçue. Cela paraît évident, mais ça mérite d'être dit.
Dans les prochaines années, j'imagine que de plus en plus d'artistes exploreront de nouvelles façons de créer de l'art en utilisant moins de technologies numériques ou en utilisant des technologies plus responsables, voire aucune.
Les artistes aiment occuper l’espace et ils continueront à le faire en explorant de nouvelles façons de créer de l'art et à utiliser des technologies numériques de manière responsable et durable. Et si cela peut aider à sensibiliser les gens aux questions environnementales et à promouvoir des pratiques durables dans le monde entier, c’est encore mieux.
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