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Rock à Rouen, 100 clochers pour trois accords

Musique Publié le 10/03/2017

Une ville comme Rouen, connue pour avoir aidé à relayer de façon nationale un phénomène culturel global (« le rock », comme on l'appelle alors simplement au tournant de l'explosion punk), ne peut être considérée comme telle qu'à la lumière de ses propres particularités territoriales et géographiques. A l'heure où la ville se retrouve une identité en s'alignant (enfin) sur un modèle culturel national, Rouen fait-elle encore figure de locomotive ?

Explosion Rock

Rouen, la Mecque des rythmes frénétiques et des guitares électriques au tournant des années 80, l'a été tout d'abord grâce à son implantation idéale -pas trop loin de Paris, et presque voisine de l'Angleterre. Une ville comme Brighton (où s'est formé Urge, groupe duquel découlera Section Spéciale puis les Olivensteins, devenus cultes malgré eux avec un seul 45 tours sous le bras) a son importance en qualité de point de jumelage avec la Normandie, marquée par la présence anglo-saxonne depuis la Seconde Guerre Mondiale.
Evreux abrite une base militaire américaine qui diffuse le rock'n roll des USA, Le Havre (doublement punie, d'abord par les bombes Alliées puis indirectement par la reconstruction mégalo d'Auguste Perret et ses couloirs de béton très berlinois) est un port recueillant toutes les tendances d'outre-Manche...
Tout y est filtré par Mélodie Massacre, disquaire-label actif au tournant des années 80 -et plus tard par le label expérimental Sordide Sentimental (Joy Division, Red Krayola, Psychic TV...), structures comparables en termes d'influence aux pressages punk de New Rose à Paris ou de l'Invitation Au Suicide au Havre. Si la France jouit aujourd'hui d'une réputation de sérieux outsiders du post-punk et de la new-wave, c'est que la Normandie y a fortement contribué, résistant avec passion aux modèles du show-biz de l'époque bâtis sur le modèle des Yé-Yés.

Fin du mythe, vive le mythe

Avec la mort des années 80 et la défection de sa génération de militants, les critiques aiment à imaginer Rouen sombrer dans l'anonymat des villes qui suivent la tendance au lieu de la créer. Une cité qui admirerait perpétuellement une certaine image de sa jeunesse passée comme Dorian Gray regarde son portrait de façon maniaque et égocentrique.
C'est compter sans la vivacité des lieux de diffusion privés et associatifs du cru !
Si L'Exo7, le Grillon et les autres salles où Suicide, Metallica, The Clash, et tant d'autres figures internationales montaient sur scène, ont fermé certes ou sont passés à un autre style musical, d'autres assurent la relève. Place au Bateau Ivre, au Lézard (rebaptisé Le Brooklyn avant sa destruction au début des années 2000), à l'Emporium, au Prado, au Shari-Vari...


La ville fourmille dès le tournant des années 90 d'une quantité impressionnante de café-concerts, qui la replacent sur la carte des lieux qui comptent pour jouer dans le circuit indépendant international.


Aucune SMAC à l'horizon, juste une MJC dans le quartier populaire de Saint-Sever qui lutte ardemment pour accueillir une programmation variée issue de l'alternatif, entre electro, punk et chanson foutraque.
Le Kalif y tient les principaux locaux de répétition depuis 1996 et abrite des concerts pendant quelques années. Les limonadiers en accord avec les assos tiennent à bout de bras la vie culturelle, avec des bouts de ficelle et des arrangements préfectoraux au compte-goutte :
Last Warning Crew ou Emergence au rayon punk-hardcore (assos dont seront issus Killed In Action, Device, Burn Hollywood Burn), Yakisakana pour la tendance garage-rock (découvreur des Black Lips en France), Avis de Passage pour l'indie-pop (Elysian Fields en duo ou Brian Jonestown Massacre dans la cave de l'Emporium, bravo)...

  

Import-export

Tous fournissent des efforts pour accueillir une programmation pointue en résonance avec l'actu mondiale. L'entente bar / assos suffit à faire survivre les groupes qui se montent et à accueillir l'indie-sphère internationale de passage, mais ne suffit pas à faire rester les formations en besoin d'exposition croissante. Les groupes locaux ayant la chance d'acquérir un début de notoriété s'exportent plus vite que la lumière, faute de lieux « intermédiaires » entre la cave d'un rade et l'inaccessible Zénith. Comme les Dogs à l'époque, Tahiti 80 signe en international, La Maison Tellier lorgne vite vers Paris, The Elektrocution louche vers Rennes puis Clermont-Ferrand, Rosa Crvx réserve ses rares prestations à des pays étrangers...
On s'expatrie vite, au tournant des années 2000 à Rouen. L'Exo7, jusque-là place-forte du rock, se spécialise dans le reggae et devient plus réputée pour son activité de discothèque que comme lieu d'expression « rock » à proprement parler.

SMAC, le bisou 24 carats

Rouen, frileuse par essence à cause de son climat britannique, a mis du temps à accepter dans les faits la SMAC qu'elle appelait pourtant à corps et à cris depuis la fermeture de l'Exo7 il y a 7 ans. Rare ville de cette envergure à ne pas bénéficier de cet équipement jusqu'au tournant des années 2010, Rouen a mis le temps à se mettre au diapason et à réaliser que la présence du 106 sur les quais de Seine n'écraserait pourtant pas pour autant sa vie associative en soubresauts constants. The World, les Agammemnonz, Ellah A. Thaun, Tallisker, Greyfell, Servo, le collectif SOZA, et même les irréductibles hardcoreux de Lazare ont bénéficié de l'aide de la structure. Scènes ouvertes, répétitions, maquettage... Le 106 s'inscrit dans le paysage en s'adaptant aux particularités locales et aux tendances post-internet en évolution fulminante (noise, post-rock, electro, renouveau psychédélique, black metal...) -mission délicate s'il en est.
Ni locomotive ni handicapée, Rouen se reconstruit aujourd'hui une identité avec les outils de son époque.
Pas mal, pour une survivante de l'Histoire à demi-rasée par les bombes, non ?

Antoine Boyer
musicien, rédacteur plus ou moins indépendant


Discographie sélective

     

      

    

Compilation Rouen 1980-1990, l'explosion rock, (SMAP records, 2016)
The Elektrocution Open Heart Surgery, (Overcome records, 2005)
Grand Guru Collective Suicide, (Closer records, 2016)
La Maison Tellier L'art de la fugue, (Wagram, 2010)
Dogs Too much class for the neighbourhood, (Epic, 1982)
Steeple Remove Position normal, (Gonzaï records, 2015)
Les Olivensteins Olivensteins, (Born Bad, 2011)
Gogol 1er Vite avant la saisie, (New Rose, 1982)
Rosa Crvx Noctes Insomnes, (autoproduction, 1998)
Valeskja Valcav Cogitate, (Poliment, 2015)
Greyfell I got the silver, (Guru disques / Emergence / Terrain Vague, 2015)
Wormfood France, (Code 666, 2005)
Mhönos Humiliati, (Le crépuscule du soir, 2012)
Rvines / Prairie-Litière Split, (Autistic Campaign / Emergence, 2012)
Tahiti 80 Wallpaper for the soul, (JVC / Atmosphériques, 2002)
Ellah A. Thaun I supergrrrl : a retrospective (Hyperdelic TransManifesto, 2015)