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ÉLECTRONS LIBRES : LES ARTISTES NOUS PARLENT DU « MONDE D'APRÈS »

Publié le 06/12/2022

Quel écho les crises socio-écologiques qui parcourent nos sociétés trouvent-elles dans la création ? Comment les artistes évoquent ce « monde d'après » ? Ces questions agitent les travaux des invités de cette nouvelle édition d'Électrons Libres, du 9 au 11 décembre 2022. Chacun·e à sa façon cultive des imaginaires permettant de dépasser l’angoisse de la catastrophe à venir et la colère face à l’inaction des classes dirigeantes, et trouver une source d’espoir partagé.

Image bandeau ©SPIME.IM

Électrons Libres : Apocalypse No


©SPIME.IM
 

« Maintenant, c’est encore plus urgent, et rien ne se passe. »

 

Est-ce la fin du monde ? Le début d’un nouveau ? Plus les années passent, plus la certitude que l’on assiste aux dernières années de nos sociétés se répand. Un terme cristallise ces pensées : la collapsologie, l’étude de l’effondrement sociétal, porté notamment par l’auteur Pablo Servigne. Le discours se veut optimiste, à la recherche d’un monde d’après capable d’apaiser nos inquiétudes. Mais au-delà de la science, il s’agit bien là de créer de nouveaux imaginaires hors du modèle actuel. Et dans ce domaine, ce sont les artistes qui ont la main.

Ces dernier·es doivent faire avec l’anxiété provoquée par ces questions. Comme SPIME.IM, collectif visuel et musical turinois qu’on entendra à deux reprises les 9 et 10 décembre, en solo et au sein du projet « The End Of The World ». Pour Davide Tomat, l’un des fondateurs, elle s’est accentuée après le premier confinement de 2020, durant lequel les discours écologiques ont pourtant été plus audibles. « Malheureusement, le retour à la normale a montré que ces propos sont restés lettre morte, et la guerre en Ukraine a achevé de les enterrer. Maintenant, c’est encore plus urgent, et rien ne se passe ».

Le collectif turinois porté par Davide Tomat et Gabriele Ottino utilise la technologie, l'art 3D et la musique électronique pour tisser des expériences audio-vidéo immersives explorant les frontières de l'identité.
 

« Il y a des dizaines de façons de penser une autre société plus soutenable ; que l’art peut exprimer. »

Pourtant, d’autres émotions sont convoquées en dehors de ce sentiment paralysant : l’angoisse est l’arbre qui cache une forêt de sentiments variés face aux changements en cours. C’est ce qu’explique le jeune nantais Cølibri : « ce qu’on nomme souvent éco-anxiété part d’un sentiment rationnel, mais dont on peine à définir des contours précis. Je serais plutôt un éco-inquiet : l’effondrement global et soudain je n’y crois pas. Je pense que ça va prendre du temps, avec de nombreux effondrements successifs. » Un temps à mettre à profit pour imaginer de nouvelles voies. « Tout le monde ne rêve pas d’éco-villages. Il y a des dizaines de façons de penser une autre société plus soutenable ; et que l’art peut exprimer. »

Colère, accablement, révolte, curiosité, espoir, chaque émotion reflète un rapport au monde. Cette diversité est exprimée dans le spectacle « Quitter son caillou » à travers les différentes voix qui la composent. Chaque personnage relativise nos points de vue, du chorégraphe congolais Arnoud Samba à l’agricultrice Éloise de Beaucourt, en passant par l’anthropologue Natassja Martin, spécialiste des sociétés inuits, de l’Alaska au Kamtchatka. 

D'une grande liberté de forme et de ton, le ciné-spectacle musical et documentaire Quitter son caillou parle de racines, de cultures et de parcours de vie.
 

C’est également vers ces régions que s’est tourné Cølibri, qui, en plus de son live, vient présenter son dernier projet, Tasiurta. Documentaire-clip filmé dans le village inuit de Kuujjuaq, au Canada, il pointe les problèmes sociaux-environnementaux et la crise d’identité qui traversent le lieu. « C’est un autre rapport au monde, là-bas. Les habitant·es ont perdu une autosuffisance que certaines personnes de notre société cherchent à retrouver. » 

©Tasiurta, de Cølibri et Julien Granet. Kuujjuaq est un village de 3 000 Inuits situé dans le nord du Québec. Le lourd passé colonial et l’abandon des pouvoirs publics a engendré de multiples problèmes sociaux et environnementaux.

 

Nkisi nous invite également à quitter notre point de vue européocentriste par son exploration des percussions bantoues, vues au prisme d’une techno intense et d’un bagage scientifique. Le but reste le même que dans les autres spectacles : dresser des ponts.

Nkisi
 

« "The End Of The World" nous transporte hors du monde physique, de l’anxiété vers la possibilité de quelque chose de meilleur. »

Précisément, les artistes n'imposent pas leur vision. Ils et elles la partagent, pour en stimuler de nouvelles chez le public. « On ne veut pas juger ce qu’il se passe, juste montrer et aider à digérer l’abondance d’informations que l’on vit quotidiennement » explique Matteo Marson, autre membre de SPIME.IM. D’une matière anxiogène, ces artistes veulent faire émerger du beau. Mais le but n’est pas de nous faire accepter cette réalité, comme le souligne Julia Kent, violoncelliste sur le projet « The End Of The World » : « Je ne pense pas que la musique doive calmer ces sentiments d’anxiété ou de révolte. Car ils sont légitimes. »

Car la pièce créée par le pianiste Lubomyr Melnyk, canadien né en Ukraine, est bien là pour susciter l’espoir. Pour Kent, elle « nous transporte hors du monde physique, de l’anxiété vers la possibilité de quelque chose de meilleur. » La musique sait contourner les mots pour directement toucher les émotions. Et comme le précise Cølibri : « ce qui convainc les gens, ce sont les émotions, pas les grands discours. » 

Grâce à une panoplie de contrôleurs et de données climatologiques, sons & images de l'oeuvre "The End Of The World" entrent en interaction pour offrir au public de puissants tableaux.
 

Et celles-ci ne sont que renforcées par la participation collective, à l’image des ateliers proposés dans ces Électrons Libres. En complément du spectacle « Quitter son caillou », un atelier culinaire propose ainsi de créer en groupe des plats de manière poétique et ludique. Et ainsi imaginer un « nouveau paysage comestible », comme l’explique la designer Gwendoline Bosse.

On constate aussi chez ces artistes une volonté de briser les barrières entre naturel et artificiel. Le Britannique Iglooghost, par exemple, remplace les instruments traditionnels par des roches reliées à ses machines. Le Français Ténèbre, lui, travaille la matérialité de sa musique, proche du sound design. En plus de son dispositif audiovisuel immersif, c’est cet aspect sensoriel qui permet au public de sentir autrement ce contact avec la nature.

Iglooghost
 

Dans ce sens, l’intelligence artificielle achève de démontrer cette absence de limite entre culture et nature. La productrice Tryphème l’exprime bien : sa musique se dirige vers plus de simplicité, une incarnation vocale et même du field recording. Mais elle est complétée par l’art généré par IA d’Ulysse Lefort. « Quitter son caillou » use de procédés similaires : l’IA souligne la continuité entre l’art et la nature, en éloignant la création de la seule intervention humaine. Rappelant ainsi que l’humain et sa technologie émanent d’abord de la nature. Julia Kent abonde : « mon instrument reste un produit de la technologie. Juste plus ancienne. C’est un pont entre l’organique et le technologique. »

« Le glitch, c’est l’erreur, et on aime l’erreur car c’est là que surgit quelque chose d’inattendu, à partir duquel la création est possible »

Une manière de répondre à l’opposition entre des outils exigeants en ressources et une démarche écologique : le débat ne se situe pas ici. « Il ne faut pas démoniser la technologie, mais en trouver le bon usage, hors de logiques marchandes » affirme Kent. « Que l’IA ne soit pas là juste pour économiser de l’argent en remplaçant le travail de certain·es. » Pour elle, sortir d’une logique productiviste écocide n’exige pas forcément d’abandonner la technologie.

SPIME.IM tend même à la retourner contre elle-même à travers un recours récurrent aux glitches, dans les visuels comme la musique. « Le glitch montre les limites de la technologie » explique Marson, « C’est aussi le glitch de nos sociétés, ses bugs. » Tomat rebondit : « le glitch, c’est l’erreur, et on aime l’erreur car c’est là que surgit quelque chose d’inattendu, à partir duquel la création est possible ».

C’est cette volonté qui rassemble les artistes de ces Électrons Libres : l’élaboration commune de ce qui viendra après, hors des logiques d’oppositions. Le nouveau monde est déjà en germe dans le nôtre. Et l’art peut nous le révéler.

Article écrit par Antoine Gailhanou