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Roots & cyberculture : La création numérique en Afrique

Arts numériques Labo Arts & Techs Publié le 18/01/2024

Si l'art contemporain africain commence enfin à émerger au niveau international, la création numérique made in Africa reste, en revanche, encore largement sous les radars. Pourtant, l'art numérique est bien là, présent, vivace et protéiforme, malgré le contexte social, économique, technologique et politique défavorable que connaît l'Afrique.

Article rédigé par Laurent Diouf en partenariat avec la revue AS.
Photo d'illustration : Em’kal Eyongakpa, installation - Photo DR


L'histoire impossible

Dans les années 90’, les prémices de l'art numérique se sont manifestées en Afrique australe. En 1999, Marcus Neustetter rédige un mémoire : The Potential and Limitations of Web Art - a South African Perspective. C'était l'époque du "net art" mais aussi du "mobile art", tant l'arrivée du téléphone portable a eu, et a toujours, un rôle prépondérant en Afrique. Mais il n'existe quasiment plus aucune trace de ces bidouillages graphiques, si ce n'est, peut-être, dans les profondeurs oubliées d'Internet. En Afrique de l'Ouest, à la même époque, des initiatives voient également le jour. À Dakar au Sénégal, Metissacana est une structure à l'origine du premier cybercafé d'Afrique de l'Ouest en 1996. En 1999, un atelier est monté avec l’ISEA (Inter-société des arts électroniques) pour former une vingtaine d'artistes sénégalais à la création d'œuvres multimédias. Mais l'histoire de ces pionniers reste méconnue et à écrire. L'art numérique s'impose vraiment en Afrique au tournant des années 2000, via des réseaux et des plates-formes de soutien à ces nouvelles pratiques artistiques, grâce aux nombreux fablabs qui sont aussi montés sur le continent, et dans des lieux de résidence, de création et d'exposition.

Dakar, ville créative

À Dakar, au Sénégal, Kër Thiossane ("maison de la tradition" en wolof) est emblématique. “Premier laboratoire pédagogique artistique et transdisciplinaire lié aux pratiques des technologies numériques en Afrique de l'Ouest”, cette "villa pour l'art et le multimédia" été fondée en 2002 par Marion Louisgrand et Momar François Sylla. La même année, dans le cadre de la cinquième Biennale de Dakar, est organisé le premier Forum sur les arts numériques par Sylviane Diop avec Karen Dermineur. Kër Thiossane porte le festival Afropixel qui a débuté en 2008. Au fil des éditions, le public a pu découvrir les "œuvres-machines" de Jean Katambayi Mukendi, artiste basé à Lubumbashi en République Démocratique du Congo, qui questionne la problématique de l'énergie, ou le projet de monnaie alternative de Mansour Ciss (pour ne citer que deux exemples au milieu d'une multitude de créations, projections, performances, installations, ateliers, réflexions, …).

Le centre d'art RAW Material Company et La Biscuiterie (BDM), ancienne usine qui abrite désormais des projets audiovisuels et de spectacle vivant, témoignent aussi de la part importante du numérique dans le domaine artistique à Dakar. Sur la quinzaine de "villes créatives" labellisées par l'UNESCO en Afrique, la capitale du Sénégal est la seule à l'être sous la bannière "arts numériques" !

Kongo Astronauts. Untitled #9 - Photo © Kongo Astronauts 2021

Le creuset des centres d'art

De l'Afrique du Nord à l'Afrique du Sud, les lieux dédiés à l'art contemporain sont le creuset de la création numérique. Parmi tant d'autres, nous citerons Artisttik Africa, centre culturel à Cotonou au Bénin, et Bandjoun Station, lieu de résidence et d'exposition initié par Barthélémy Toguo au Cameroun. Cet artiste est reconnu internationalement pour ses œuvres faisant appel à la gravure, la photo, la peinture, la sculpture ou au dessin – son trait orne la ligne 5 du tram de Montpellier depuis janvier 2023 – et aussi à la vidéo, l'impression 3D et à des dispositifs d'installation…

À la fois centre d’art contemporain et laboratoire expérimental des nouvelles pratiques urbaines, Doual’art, situé comme son nom l'indique à Douala, capitale du Cameroun, présente également de la vidéo, des installations in situ et du multimédia (voir l'exposition Visages de masques de Hervé Youmbi en 2016). À Lagos au Nigeria, le CCA (Centre for Contemporary Art) sert de plate-forme pour les arts visuels, la vidéo, des installations et des performances. Au Maroc, à Rabat, nous mentionnerons L'Appartement 22 qui transite cette année “vers un fonctionnement coopératif : le lieu est géré collectivement par les commissaires d’exposition et les artistes”. En Égypte, au Caire, c'est le collectif Medrar qui accueille, réunit et expose des artistes du numérique depuis 2005 au travers de son studio et d'événements, récents ou passés, dont le Cairo Video Festival et l'Open Lab Egypt.

Souvenirs du futur

Beaucoup d'événements et de festivals ont disparu ou sont en sommeil : le Di-Egy Fest qui fut le premier festival d'art numérique en Égypte organisé par Haytham Nawar et Elham Khattab au Caire en mars-avril 2013 ou encore le Digital Marrakech, Festival international des arts vidéo numériques, performances multimédias, 3D et cinéma digital (la dernière édition date de 2016, la première a eu lieu en 2010). 

En Tunisie, le festival Échos Sonores à Tunis, rebaptisé E-FEST en 2009, qui était “dédié aux cultures numériques, réunissant les univers de la musique, de l’image, et des arts médiatiques, a œuvré pendant onze années à développer et démocratiser des pratiques hybrides et multimodales”.

La suite s'écrit désormais de manière décentralisée et itinérante au travers de No Logo. Un projet de “promotion artistique et culturelle, qui développe des actions de coopération avec les institutions éducatives, les artistes, et les habitants des régions”. Au Mali, le premier festival de création numérique s'est tenu en 2011 à Bamako. Porté par le Collectif YETA, Pixelini ("petit pixel" en bambara) s'inscrivait dans le réseau des festivals Pixelache et du projet de coopération Rose des Vents Numériques également porté disparu…

African Robots - Photo DR

 

Kër Thiossane, façade - Photo DR

Identités rhizomiques 

Malgré la conjoncture socio-économique et politique, souvent source d'inspiration, il existe toujours de grands événements témoignant de la vitalité des arts numériques en Afrique. En Éthiopie, à Addis-Abeba, l'AVAF (Addis Video Art Festival) fait sortir l'art vidéo des galeries pour investir la ville et faire dialoguer des artistes nationaux et internationaux. De même, les RAVY (Rencontres d'arts visuels de Yaoundé) au Cameroun en juin 2023 qui avaient comme thématique "Identités rhizomiques"… 

En avril, les RIANA (Rencontres internationales des arts numériques et visuels d’Abidjan) en Côte d'Ivoire proposaient des expositions d'artistes en provenance de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso, du Mali et du Cameroun, des ateliers, des masterclass, des conférences sur ChatGPT et “le numérique et le digital dans les pratiques post-photographiques”.

Images animées encore avec le Mobile Film Festival Africa qui s'est déroulé en juin dernier au Maroc, à Rabat, promue cette année capitale africaine de la Culture. Le principe est simple : "1 mobile, 1 minute, 1 film” (au total, 54 films originaires de 21 pays africains). En mai, le festival Rabat Digital Arts, Tifawt ("lumière" en tamazight) a permis de découvrir des installations immersives ou interactives, des performances, des dispositifs robotiques, du video mapping (sous l'égide de l'artiste Mehdi Riah) ainsi que le Musée virtuel des arts et traditions du Gabon conçu par Pierre Fischer et Yann Minh.

Les nouveaux défis

En Égypte, au Caire, le D-CAF (Downtown Contemporary Arts Festival), qui tenait sa dixième édition en octobre 2022, a fait la part belle à l'art des "nouveaux médias". De même que la biennale Cairotronica (festival des arts électroniques et des nouveaux médias du Caire) dont la dernière édition en date, en 2021, avait comme thème "Data fiction". La FNB Art Joburg (la foire d'art contemporain de Johannesbourg en Afrique du Sud) reste incontournable ; Tegan Bristow y avait initié une exposition intitulée Internet Art in the Global South en 2009. Cette artiste, développeuse d'installations multimédias, rédactrice et maître de conférences, a également dirigé le Fak'ugesi (African Digital Innovation Festival de Johannesbourg) en accentuant sa programmation vers le gaming, l'animation, la réalité virtuelle et augmentée. Fak'ugesi fête ses dix ans cette année avec comme mot d'ordre "More Flow" (après "PowerToThePixel", "AfroSourceCode", "AfroTechRiot" ou "RiseDigitalAfrica"…).

                           

Doual'Art, publication Public Art In Africa, 2017 - Photo DR                                                             

Afrofuturisme

Impossible de faire une photo de famille de tous les artistes numériques africains. L'African Digital Art Network, mis en ligne en 2009 par l'artiste et web-designeuse kenyane Jepchumba, est une plate-forme de présentation et d'archivage d'œuvres numériques, pour la plupart visuelles – animation, projets interactifs, collage (VonMash), art graphique, design, sculpture 3D, AR/VR, ... Ce site revendique aujourd'hui plus de 10 000 artistes venant de toute l'Afrique et des communautés afro d'Amérique du Nord et du Sud…

Il existe aussi une scène conséquente axée autour de la performance, comme les Kongo Astronauts en République Démocratique du Congo, rendus célèbres par le film Système K du réalisateur Renaud Barret qui documentait les déambulations des membres de ce collectif dans les rues de Kinshasa, revêtus de combinaisons bricolées avec des circuits électroniques pour dénoncer le pillage des métaux rares utilisés dans les portables, ordinateurs et satellites.

Dans sa série Relic, Larry Achiampong, artiste d'origine ghanéenne, utilise la performance, audio et vidéo, et met également en scène des personnages avec des combinaisons spatiales dans une optique très afrofuturiste, inversant les facteurs technologiques et écologiques en faveur de l'Afrique pour mieux dénoncer et questionner l'hégémonie de l'Occident.

Installations interactives 

Il faut aussi citer, parmi tant d'autres, Abdoulaye Armin Kane, peintre et sculpteur sénégalais, également vidéaste, le premier à avoir créé une œuvre spécialement pour Wikipédia. Nous lui devons aussi une installation interactive faisant référence aux migrants, 100 Frontières. Ce dispositif est composé de valises posées au sol et de vidéos dont la projection s’enclenche lorsqu'un visiteur s'en approche, projetant des images de visas et de papiers…

Le duo sud-africain interdisciplinaire Dala ("faire/créer" en zoulou) dont le champ d'intervention est l'espace public, établit un pont entre artistes, architectes, chercheurs, performeurs, urbanistes et designers… ; l'Égyptien Magdi Mostafa qui pratique l'art sonore, entre land art et field recordings ; Stefanus Rademeyer adepte de l'art algorithmique qui conçoit des œuvres géométriques et génératives, parfois renforcées de lumière et de son. Ou bien encore l'interdisciplinarité de l'artiste camerounais Em’kal Eyongakpa dont les installations interactives intègrent photo, vidéo, dessin, sculpture, poésie et son ; le Sud-Africain François Knoetze avec ses installations, interventions et créations, parfois collaboratives, qui peuvent combiner vidéo, sculpture, réalité virtuelle ou performance costumée… 

African Robots

Les nouvelles technologies permettent de garder un lien avec la tradition, si ce n'est de la "réactualiser"… Un exemple avec les masques numériques interactifs, permettant de projeter des images vidéo en temps réel et de les superposer au visage de son porteur, qui ont été présentés par Yassine Balbzioui lors du Dak’Art_Lab de la Biennale de Dakar au Sénégal en 2012. 

Dans un autre genre, l'art robotique du projet collectif African Robots s'inspirait en partie des jouets bricolés en fil de fer par les enfants des rues en les "augmentant" d'électronique DIY pour démocratiser les pratiques liées à l'informatique et à des créations interactives et cinétiques ; “tout en revalorisant des connaissances non européennes ou extra-occidentales comme les conceptions d'automates de l'inventeur islamique du XIIe siècle Al-Jazari (qui comprennent certains des premiers exemples connus de dispositifs programmables) et des domaines tels que l'ethno-mathématique, qui reconnaissent l'utilisation de principes mathématiques issue de pratiques artisanales telles que le tissage”.

Flyer D-CAF, Text To Image : Democratizing Art with AI, 2022 - Photo DR

Low-tech et recyclage

Au Ghana, en avril 2018, la première édition du sommet Africa OSH (Open Science & Hardware) a vu le mouvement Maker et le réseau des fablabs essayer de poser des jalons pour une "science ouverte" et des espaces collaboratifs se démarquant des critères occidentaux. La question du low-tech et du recyclage agite beaucoup les européens, alors qu’elle se pratique depuis des décennies à l'échelle de la société africaine toute entière… 

Dans cette optique, nous pouvons citer The Exploratory fondé par Connie Show à Accra au Ghana, le WakatLab à Ouagadougou au Burkina Faso ou le WoeLab ("woe", fais-le en éwé), porté par Sénamé Koffi Agbodjinou à Lomé au Togo d'où est sortie la W.Afatz, première imprimante 3D made in Africa conçue à 100 % avec des matériaux et composants recyclés il y a une dizaine d'années. 

Expérience renouvelée au Buni Hud à Dar es-Salaam en Tanzanie qui concevra aussi un drone sur ce modèle. À Dakar, dans le cadre de la dixième édition de Partcours, c'est un "baobab interactif" – rappelons que cet arbre est l'un des symboles du Sénégal – qui a été construit par plusieurs artistes à partir de bouteilles en plastique. Le fablab Defko Ak Niëp ("DIY" en wolof) de Kër Thiossane ayant conçu l’interaction sonore, visuelle et haptique de ce dispositif géant qui dénonçait la pollution des déchets plastiques.

Les biais cognitifs de l'IA 

Autre sujet de préoccupation : l'intelligence artificielle et les NFT. En mars 2021, à Kër Thiosanne, des rencontres ont réuni des artistes s'interrogeant sur les représentations de genre, de race ou de classe dans certains programmes d'intelligence artificielle. Pionnière en la matière, l'artiste sénégalaise Linda Dounia produit notamment des œuvres génératives dont les motifs s'inspirent de tissus traditionnels et a monté une exposition en avril 2022 qui pointait les problèmes de discrimination dans la technologie de reconnaissance faciale et le manque de représentation des perspectives non occidentales dans les réseaux antagonistes génératifs (Generative Adversarial Networks). Linda Dounia est également à l'origine de Cyber Baat, un événement et une organisation autonome décentralisée qui se donne pour mission de “résoudre le problème de la sous-représentation des artistes d'ascendance africaine dans l'espace numérique en utilisant la puissance du web3 et de la blockchain”.

Les NFT

Le webdesigner et illustrateur Pamplumus (PM Kane) s'est emparé des NFT pour taguer ses dessins des fameux "cars rapides" qui sillonnent Dakar pour "occuper l'espace numérique" face au marché occidental, garder la main sur ses créations et au besoin se les réapproprier y compris dans le Métavers… Une démarche en accord avec la note d'intention de la huitième édition du MOCA (Festival des industries culturelles et créatives africaines de Rabat au Maroc en mai 2023), où il était mentionné que les acteurs du secteur doivent faire face aux “enjeux liés à la propriété intellectuelle et à la concurrence des produits culturels étrangers”.

Renzo Martens, artiste hollandais qui partage son temps entre Amsterdam et Kinshasa, se sert des NFT pour en faire “un outil de décolonisation et de restitution numérique” dans le cas de son projet Balot NFT, réplique d'une statuette figurant un officier belge qui sera décapité lors du soulèvement des ouvriers des plantations d'Univeler au Congo, l'originale étant conservée au musée VMFA de Richmond (Virginie).