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Pourquoi nos week-ends puent le seum ? Ou pourquoi le live crée-t-il un manque aussi douloureux…

Musique Publié le 21/04/2021

Cela fait maintenant plus d'un an que les concerts sont (quasi) sortis de nos vies et il semblerait que l'on souffre d'un manque non négligeable. Pourtant, la musique n'a pas entièrement disparue de notre quotidien, loin de là. Plus qu'une simple pratique musicale, en quoi le live s'impose aujourd'hui comme une expérience faisant partie intégrante de notre sociabilité ?

Par Le Parterre


Prenez votre téléphone et scrollez un peu – beaucoup – pour retrouver la dernière vidéo de live que vous avez prise. Ça devait être en février ou en mars… 2020, vous vous étiez fait une petite soirée concert sans savoir que ce serait la dernière avant un petit bout de temps et si vous aviez su, vous seriez probablement allé.es voir plus de trucs pendant ces semaines pré-confinement. En la regardant, vous éprouvez une sensation bizarre. Rien à voir avec celle de regarder un live streamé. Vous vous rappelez avoir vécu en première personne cette ambiance, avec la clarté de la scène et l’obscurité d’un public pourtant impossible à oublier. Depuis quelques mois, on dit beaucoup qu’on serait prêt·es à tout pour revivre un live, mais on n’a pas beaucoup lu de choses permettant de comprendre pourquoi. La musique n’a pourtant pas disparu de nos vies, et le live n’est quantitativement pas la façon qu’on privilégie pour notre consommation musicale. Alors pourquoi le live crée-t-il un manque aussi douloureux dans les entrailles de notre vie culturelle ?  

Le live, lieu de vie de la musique 

David Bowie l'avait prédit, la musique est devenue comme « l'eau courante et l'électricité » alors  qu'il expliquait à ses ami.es artistes : « Vous feriez mieux de vous préparer à faire beaucoup de tournées, car bientôt ce sera vraiment la seule chose qui nous restera ». Ce que signifie cette petite anecdote c'est que le son coule à flot dans nos oreilles, mais qu'il reste malgré tout un phénomène  abstrait que nous avons besoin de rendre concret. Or, c'est précisément cela que propose le concert : un excès de réalité.  

Historiquement, la musique est collective, parce qu'elle nécessite des musicien.nes et des instruments que l'on réunit, et qu'elle advient sur le temps du loisir, où les communautés peuvent enfin se retrouver. L'apparition de la musique enregistrée à la fin du XIXème siècle vient cependant mettre un coup de pied dans cette joyeuse fourmilière et paraît décentrer durablement la musique de l'expérience collective : et pour cause, statistiquement, la majeure partie de la musique que nous écoutons, nous l'écoutons seul·es, par le biais de nos écouteurs ou de notre casque. L'essor de la musique enregistrée est d'ailleurs la marotte des sociologues du XXème siècle (Baumol et Bowman, par exemple) qui ne cessent de prédire la fin du concert : c'est un modèle sociologique et économique voué à l'échec. En effet, le coût de production de la musique live excède de loin celui de la musique enregistrée. Le concert ne peut se permettre que trop peu d’économies de moyens et de temps alors que les écoutes du streaming se multiplient exponentiellement sans demander de nouveaux engagements financiers. Pourtant, le concert n'est pas mort et il est même plus vivant que jamais. C'est bien qu'il n'est pas juste de la musique, mais qu'il est autre chose.  

Qu'attendons-nous alors véritablement du concert pour qu'il nous semble si indispensable ? Selon Simon Firth, musicologue et sociologue britannique : « Le spectacle live est la forme d'expression musicale la plus véritable, le cadre dans lequel les musiciens comme leurs auditeurs peuvent juger si ce qu'ils font est vrai » (1). Le live est si important car nous lui attachons une notion de véracité et d'authenticité. Il nous est (pour combien de temps encore?) culturellement difficile de séparer concert et musique enregistrée. Le concert, tel qu'il est ritualisé et établi dans nos pratiques culturelles, donne un corps à la musique, entité abstraite par essence. D'une certaine manière, le live nous prouve que la musique existe comme phénomène extérieur à nous-même produit par une entité autonome et réelle : l'artiste. 

Ainsi nous percevons le concert comme la matière de la musique, et cela sous plusieurs aspects. D'une part, il nous vend quelque chose de tangible : une expérience. L'expérience d’avoir été là, d'avoir dansé, d'avoir vu les musicien.nes et la musique en train de se faire, ancrée dans les aléas du présent. Elle n'est plus une répétition infinie et inchangée dans nos oreilles, mais elle est soumise, comme tout élément physique, au hasard du temps, à des incertitudes (les fameux aléas du direct). Et tout.e bon.ne artiste est celle ou celui qui maîtrise cette réalité (« ohlala l'enchaînement » dirait Bob Sinclar). Le concert a bien conscience qu'il est la vérification matérielle de la musique, pour preuve, il n'a de cesse d'affirmer cet aspect matériel en engendrant des objets qui lui sont spéciaux et qui attestent de la véracité de l'expérience. Ainsi, s'accompagne-t-il d'une gamme sans cesse croissante de tee-shirts, sweats, affiches, sacs... et exploite son caractère inédit en proposant des produits qui ne pourront pas être achetés ailleurs. La production musicale se trouve en ce sens réifiée par le live, et la matérialité qu'il propose, afin de nous prouver, au bout du compte, que la musique ne tourne pas uniquement dans notre tête.  

 

Illustrations © Lucie Albrecht

Pas de live, pas de culture ? 

Mais il ne faut pas oublier le caractère irrémédiablement social du concert, qui évolue et s'enracine historiquement dans des pratiques culturelles collectives. Le concert en effet, s'il est le lieu d'une expérience personnelle de la musique, est aussi et surtout un lieu de sociabilité et de rassemblement.  

Comme l’écrit David Ledent (2), la naissance du concert public, c’est la naissance d’une  « nouvelle forme de sensibilité musicale qui repose sur l’individualisation et le partage ». Lorsque l’aristocratie française autorise la création des concerts publics en 1725, sa grande avancée n’est pas de métamorphoser la confrontation sociale entre le Tiers-État et la noblesse, mais de rendre possible une certaine égalité des auditeur·rices. Le lieu du concert n’est plus un espace domestique ou religieux, dans lequel le cadre donne la règle du sentiment esthétique, mais il devient ce lieu dans lequel chacun·e a le droit de se faire une opinion sur ce qu’on y entend. Parce que je ne suis plus seul·e et que l’existence des autres est avérée par le cadre de la représentation, je ressens, je partage, je débats, bref je fais exister la musique pour moi, chose paradoxalement impossible dans un espace de solitude. Et si c’est la musique jouée live qui rend possible cette naissance d'un sujet moderne à l'écoute, les concerts deviennent rapidement autre chose qu’un simple lieu de divertissement  esthétique. C’est pour ça que quand tu vas voir un obscur groupe de black metal, tu mets un t-shirt d’un groupe plus obscur encore, parce qu’en réalité, t’es là pour montrer que t’es une opinion sur pattes.

Tout le monde le sait et pourtant ça va faire du bien de le dire : on ne vient jamais à un concert uniquement pour la musique. On vient pour une expérience totale dont la sociabilité est une partie essentielle. Voilà pourquoi les festivals locaux peuvent varier la « qualité » de l’affiche sans pour autant perdre leur public. 

Un festival, c’est un rendez-vous, qui cadre une temporalité de loisir et de sociabilité. La culture, c’est fondamentalement ce qu’on peut cultiver ensemble. Avant la nature de ce qui est présenté à un concert, la matérialité du lieu, de l’espace scénique, de l’horaire, doit au préalable permettre une communion entre les participant·es, celles et ceux qui sont, avant le produit culturel et par leur association, la possibilité même du fait culturel. Le 21e siècle semblait ne devoir être analysé que comme la suite de l’immense transformation musicale qui avait eu lieu au siècle précédent : reproductibilité, diffusion massive, culture pop, digitalisation, etc. Et pourtant, voilà ce que nous ré-apprend la crise sanitaire : peu importe la façon dont on crée, reproduit ou diffuse la  musique, elle est incapable d’exister sans live, parce que pas de live, pas de culture. Se retrouver pour écouter du son chez des potes, parler musique à la cantine, c’est aspirer à un moment de réunion humaine dont le live musical est la plus belle expression. Voilà ce qu’ont été nos soirées en appartement de 2020 : des simulacres de l’incroyable temporalité du concert, dans laquelle l’art musical prend enfin sens dans le grand mécanisme chelou de la culture humaine. Si notre culture est une bête géante, le live en est le sang. 


Comme la vie musicale semble s’éteindre sans le live, on a vu une flopée d’artistes rejouer l’espace du concert dans leur télé-relation avec le public. Cette nécessité du live s’est également ressentie dans les nombreuses éditions ou rééditions de concerts enregistrés ou filmés qui sont sorties depuis mars 2020. Alors certes, c’est une stratégie pour délayer, comme on l’a dit plus haut, une vie musicale qui est de fait à l’arrêt, mais c’est aussi un élan nostalgique vers l’absence de cet espace.

 

(1) Simon Frith, “La musique live, ça compte ?”, Réseaux, 2007/2-3 (N° 141-142), p199
(2) David Ledent, “L’institutionnalisation des concerts publics”, Appareil, 2009/3