Logo Stereolux

LAB DIGITAL MAROC : RENCONTRE AVEC SOUKI, AMINE, RACHID ET LE COLLECTIF WAHM (INTERVIEW)

Le vendredi 29 avril, après Rotterdam, c’était le Maroc, ses inspirations, ses artistes et leur singularité qui s’invitaient dans nos murs pour une soirée dans le cadre de Stereotrip. Les lauréats du Lab Digital Maroc, un dispositif d'accompagnement artistique de l'Institut des Beaux-Arts de Tétouan et de l’Institut Français du Maroc auxquels Stereolux est associé, étaient présent·es pour une résidence de création de deux semaines. Entre artistes multidisciplinaires, plasticien·nes, visuel·les et vidéastes marocain·es, cette résidence a abouti sur l'exposition de leurs travaux lors de la soirée Stereotrip Maroc.

Retour d'expérience avec Soukayna Belghiti (Marchands de Sable), Amine Asselman (MUSAIC), Rachid Benyaagoub (Miroir d'écran) et Jad Mouride, Mouad Laalou, Zineb Sekkat du Collectif WAHM (Surveillé(e)).

Quels sont vos projets ?

J’ai compris plus tard qu’inconsciemment, mon sujet était la migration.

Souki : J’ai récolté des berceuses de femmes marocaines via Whatsapp et des images de manière quasi-obsessionnelle à la plage de Casablanca. J’ai compris plus tard qu’inconsciemment, mon sujet était la migration. Le fond de Marchands de Sable, ce sont des bribes de témoignages.

Soukayna Belghiti, Marchands de Sable

L’écran, c’est la matérialisation du quotidien et de l’identité.

Rachid : A travers Miroir d'écran, j’ai imaginé une nouvelle conception de l’écran, en tant qu’objet, en questionnant l’identité à l’ère du numérique. J’ai donc placé des bandes de miroirs sur un écran, pour en faire un code-barre. L’écran, c’est la matérialisation du quotidien et de l’identité. Il symbolise le voyage entre le réel et le virtuel. L’assemblage d’un écran numérique et d’un miroir, c’est le voyage entre deux identités, entre notre réflexion et ce que l’on souhaite voir. A l’aide de capteurs de mouvement, la personne qui vient regarder son reflet trouve finalement tantôt sa réflexion véritable dans un miroir, tantôt le reflet d’une silhouette en feu dans l’écran, suivant les mouvements en temps réel. 

Rachid Benyaagoub, Miroir d'écran

C’est une atmosphère, à travers laquelle la personne surveillée devient tout d’un coup celle qui surveille.

Mouad (collectif WHAM) : Surveillé(e) est une expérience immersive. Elle veut attirer l’attention vers les dérives des pratiques et des habitudes du numérique par le prisme de la surveillance. Nous pouvons penser que nous avons tous·tes quasiment la même relation au numérique, pourtant chacun·e en fait sa propre interprétation, sa propre appropriation, sa propre expérience. C’est aussi le cas de notre installation, en recréant une expérience de surveillance à petite échelle. Elle est ainsi composée de deux écrans, symbolisant les aspects positifs de la surveillance d’une part, et les aspects négatifs d’autre part. C’est une atmosphère, un espace dans lequel on s’immerge, avec une signalétique sonore immersive, des projections interactives sans texte, à travers laquelle la personne surveillée devient tout d’un coup celle qui surveille.
 

Collectif WAHM, Surveillé(e)

Je voyais chacune des mosaïques de l'Alhambra à Grenade comme des partitions.

Amine : J’ai réalisé une thèse sur les mosaïques géométriques arabo-andalouses, puis j’ai voulu créer une méthode pour développer une infinitude de formes géométriques représentatives de notes musicales. Musaïc cherche à dessiner le lien entre la musique et l’art de la mosaïque, puisqu’il me semble qu’ils sont construits de la même façon. Ils ont de commun le rythme, les répétitions,... ; j’aime rendre visible et visuel le son. Lorsque j’ai visité l’Alhambra de Grenade, je voyais chacune des mosaïques comme des partitions. C’est après ce déclic, cette curiosité, que j’ai commencé à travailler sur le sujet. Je me suis aperçu que l’architecture de l’Alhambra et ses mosaïques étaient éternels, ainsi que la musique que je percevais derrière la céramique qui les composait. Depuis, ma démarche artistique réside dans l’envie de figer le caractère éphémère du son, de rendre physique l’infinité de la musique. 

Amine Asselman, MUSAIC

Que souhaitez-vous explorer par l’art ?

Rachid (Miroir d'écran) : J’ai toujours travaillé sur l’identité. L’identité en tant que marocain·e, d’abord, qui compte beaucoup à mes yeux. Et puis, l’identité virtuelle, celle qui nous prend parfois au piège. Dans cette exploration thématique, j’y recherche la réaction des gens face à leur propre mise en abîme. Dans Miroir d'écran, le feu symbolise ce que l’on a créé de nos mains et qui a eu ses dérives dangereuses, comme le numérique.

Zineb, Collectif WHAM (Surveillé(e)) : Nous tentons de répondre à des questionnements philosophiques actuels, de notre inconscience de la surveillance et bientôt des prétextes insidieux qui nous amèneront à modifier nos comportements et à les ingérer intuitivement, par réflexe. Nous souhaitons répondre à ces questions, et éveiller l’esprit de l’utilisateur·ice. Faire mûrir des réflexions, des prises de conscience. Sensibiliser aussi sur les avancées technologiques, l’intelligence artificielle, les blockchains, les NFT, le métaverse… et interroger leurs limites et leurs responsables.

L’art est thérapeutique. Je souhaite que, s’il l’est pour moi, il le soit pour les autres.

Souki (Marchands de Sable) : Je n’aime pas quand un travail artistique est trop “dans ta face”, dénonciateur, violent. Je souhaite honorer un héritage générationnel, émotionnel, spirituel. Alchimiser l'œuvre par l’espoir, ou du moins le courage. L’art est thérapeutique. Je souhaite que, s’il l’est pour moi, il le soit pour les autres. Que mon trauma puisse faire échos chez les autres, même s’il est différent. L’art, c’est transmettre. J’aime à ce qu’il soit poétique, et qu’il soit ce qu’il est. J’ai un héritage multiple, et ce dernier, à travers l’art, est une conquête pour moi.

Amine (MUSAIC) : A travers mes partitions en mosaïque, j’explore, je fige puis je réanime la musique avec le mapping, par exemple. Le travail manuel et l’artisanat sont très importants dans mon travail. Je réalise de vraies mosaïques en céramique. Chacune des pièces représente une note musicale ; j’en ai sélectionné douze. Ces dernières sont de couleur ou de forme différente, en fonction du son aigu ou grave ou de la longueur du contenu musical. Toutes assemblées, elles rendent une mosaïque symétrique, comme la musique. Une fois en mouvement grâce au mapping, on peut voir les changements de couleur de la musique. L’esthétique prend une place majeure dans mon travail. C’est elle qui attire l’attention, puis qui délivre le sens quand on s’en approche.

Collectif WAHM, Surveillé(e)

Quels liens faites-vous entre l’élan artistique et le numérique ?

Souki (Marchands de Sable) : Je viens d’une formation dans le cinéma. Il a toujours été un instrument de propagande pour tous les régimes autoritaires du monde. Le numérique connaît aussi ses dérives : la surveillance massive par exemple, ou le fait qu’on ne puisse pas y échapper, puisque c’est un outil de conversation. Certain·es résistent dans l’opposition, mais ma manière à moi, c’est d’y réinjecter de la vie, redonner du souffle, y rattacher ma mémoire. C’est comme ça que j’utilise ces outils. 

Rachid (Miroir d'écran) : J’essaie de déformer la réalité et l’identité, pour créer un entre-deux-mondes entre virtuel et réel. Je ne critique pas, je questionne, et j’adapte à ce nouveau monde numérique. J’utilise le support que je dénonce pour créer de l’art, des questionnements, des chocs.

L’esthétique compte, parce qu’elle représente la transmission de la sensibilité individuelle.

Zineb (Surveillé(e)) : Le numérique donne des libertés en tant qu’artiste. C’est une force. Il permet de créer l’expérience. Nous utilisons des outils, des logiciels comme TouchDesigner, qui permettent d’accéder à une grande précision et de nous rendre cohérent·es. Pourtant, nous voyons ces outils comme ce qu’ils sont : des objets possédant un état de finitude, composés de différents matériaux. En revanche, dans une installation, l’ordinateur n’est pas qu’un simple ordinateur : mêlé aux autres objets, tout devient un espace vivant. Et puis, le numérique décuple les esthétiques possibles. L’esthétique compte, parce qu’elle représente la transmission de la sensibilité individuelle. Dans Surveillé(e), la texture, les couleurs, le son, les mouvements, tout a été réfléchi du point de vue de l’esthétique avec beaucoup de précision. C’est un défi quand on utilise plusieurs logiciels et outils complexes et techniques.

Amine (MUSAIC) : J’utilise différentes techniques et différents outils. Je ne m’en prive pas. J’aspire à ce que mes conceptions restent artisanales, mais les nouvelles technologies peuvent accompagner le travail manuel. Par exemple, recourir à l’usage de l’impression 3D pour créer des moules céramique sur mesure. Il faut que ces nouveaux outils soient au service de l’artisanat. Ils me permettent de gagner du temps dans la conceptualisation des partitions et de mettre en place cette réanimation de la musique qui me tient à cœur. 

Amine Asselman, MUSAIC

Quelle définition personnelle donneriez-vous à l’art contemporain ?

Souki (Marchands de Sable) : L’Art contemporain, c’est l’Art qui se fait aujourd’hui, dans sa définition. Mais il y a parmi toutes les branches de l’art “qui se fait aujourd’hui”, une branche instrumentalisée, un art de marché qui occulte le reste. C’est problématique. Il faut réussir à trouver du surplomb par rapport à cela. Amener quelque chose de spirituel, de personnel à la matière. L’art est une nécessité humaine. C’est une transmission transgénérationnelle, un rituel magique depuis les cavernes et depuis que l’on dessine dans des grottes, pour, justement, transmettre.

Mouad (Surveillé(e)) : L’art contemporain, c’est ce qui désigne toutes les œuvres artistiques produites depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. C’est large, et ça laisse place à beaucoup de raccourcis. Nous sommes new media artists, c’est-à-dire les artistes tourné·es spécifiquement vers les technologies comme supports, comme outils, comme medium. C’est un risque de spécifier qu’on est artistes lorsque l’on cible l’usage des technologies.

L’objectif principal, c’est la transmission.

Amine (MUSAIC) : Je me dis que l’important c’est de pouvoir ouvrir toutes les possibilités en matière de création et d’imagination. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans une définition exacte, tant que je peux continuer d’exercer et de créer dans une pluralité de techniques, l’artisanat, le design, les nouvelles technologies, etc. Lorsque j’ai une idée, je visualise tous les moyens possibles pour la transmettre aux autres du mieux que je peux, par le biais de n’importe quelle technique. L’objectif principal, c’est la transmission. 

Soukaya Belghiti (Marchands de Sable) 

Qu’attendez-vous de voir vendredi ?

Souki (Marchands de Sable) : Les travaux sont très divers. Tous questionnent le monde actuel, les outils de contrôle, le numérique, mais les héritages, les bagages, les inspirations sont pluriels. 

Mouad (Surveillé(e)) : En réalité, même si j’avais exposé une fois dans le cadre du 200ème anniversaire de la relation entre le Maroc et les Etats-Unis à Rabat, il ne s’agissait pas d’une œuvre personnelle. C’est donc réellement la première fois avec Zineb et Jad que nous exposons cette installation. Nous sommes curieux·ses des réactions et des suggestions que les gens pourront nous donner. On le voit comme un temps d’échange, d’ouverture, de recueil qui puisse aussi nous permettre de modifier l’installation par la suite si besoin.

Le public est essentiel dans mon travail : c’est lui qui crée l'œuvre.

Rachid (Miroir d'écran) : Au Maroc, un mode d’emploi est nécessaire pour accompagner mes œuvres. C’est la première fois que j’expose en Europe, en France. J’ai hâte de découvrir les réactions des gens. Parce que le public est essentiel dans mon travail : c’est lui qui crée l'œuvre.

Amine (MUSAIC) : J’ai hâte de voir le fruit du travail de mes collègues et ce qu’ils ont pu imaginer lors de cette résidence, tant dans les résultats artistiques que techniques, car je sais qu’ils sont impressionnants dans le domaine. Il me tarde aussi de faire le bilan d’après-résidence, la réception des gens, ce qu’il y aurait à changer, à préciser, à conserver. Vendredi, je prendrai plaisir à leur expliquer le concept et le sens de mon installation. Lorsque leur attention sera portée sur ce qu’ils trouvent beau, je leur donnerai la clé pour comprendre l'œuvre dans son entièreté. 

Rachid Benyaagoub, Miroir d'écran