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L’art du nucléaire - La beauté cachée de la radioactivité

Labo Arts & Techs Publié le 06/04/2020

Les artistes, ça ose tout. La lumière, le virtuel, les animaux, les fluides corporels, l'argent, … Tout, ou presque, peut servir de matériau de création. Y compris les matières fissiles et les déchets radioactifs pour certains apprentis sorciers. Pour d’autres, la java des bombes atomiques n’est qu’une simple source d’inspiration. Aperçu de cet “art du nucléaire” qui s’inscrit aux frontières de l’art et de la science.

Par Laurent Diouf
Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux

Ô bleu

Si un jour vous voyez le cœur d’un réacteur nucléaire, il sera vraiment trop tard… Par contre, on peut apercevoir presque sans danger les barres de combustibles usagées qui reposent dans des piscines de refroidissement en émettant une lumière bleutée. Un bleu cobalt résultant de l’effet Tcherenkov, une onde de choc lumineuse observable lorsque des particules chargées électriquement se déplacent hors du vide, plus vite que la lumière. Stéfane Perraud évoque ces reflets bleutés et la menace qu’ils représentent au travers de son installation Plus bleu que le bleu (2013). Présenté en salle noire, cet étrange aquarium d’où se détachent les rayons d’un laser couplé à un servomoteur fait partie du Cycle Isotopia. C’est une série de projets trahissant sa préoccupation pour le nucléaire : Zone Bleue, Massacre-Tritium et Rets (un ensemble d’œuvres graphiques inspirées des schémas des dalles de chargement du cœur des réacteurs).

À défaut de pénétrer dans l’enceinte des centrales, certains artistes rôdent autour de ces chaudrons atomiques. Ainsi dans le cadre du projet collectif Power in the Land qu’elle a coordonné autour de la centrale de Wyfa au Pays de Galles dont la dernière tranche a été fermée en décembre 2015, Helen Grove-White pose le problème de leur démantèlement avec une “performance photographique” aux reflets également bleutés… Le projet Case Pyhäjoki (2013), mené conjointement par des artistes comme Mari Keski-Korsu et Erich Berger sur le site d’implantation d’une centrale en Finlande, pointe également l’impact environnemental des infrastructures nucléaires au travers d’interventions et d’ateliers. La signalétique et la mémoire des lieux de stockage des déchets préoccupent Cécile Massart. Hésitant entre land art et architecture monumentale, elle cherche à développer une mise en garde artistique dont la compréhension puisse résister à l’épreuve des siècles, si ce n’est des millénaires.

Paysages atomiques

Si le nucléaire civil est synonyme de dystopie, on a oublié qu’il a été au départ perçu comme une utopie. C’est ce mélange de rêve et cauchemar nucléaire que l’artiste Gair Dunlop fait revivre dans son diptyque audio/vidéo où il met en scène des documents d’information d’époque en regard de témoignages et de prises de vue récentes de bâtiments décatis (Atom Town: life after technology, 2011). On retrouve un processus similaire, à la limite du found footage, dans le montage vidéo de Chris Oakley avec Half-Life (2009), initialement montré dans le cadre du BANG (British atomic nuclear group). Cette structure informelle aujourd’hui disparue a “abrité” également The Nightwatchman, une série d’installations “théâtralisées” par Kypros Kyprianou & Simon Hollington qui tournaient notamment en dérision les protocoles de consultation administrative sur le nucléaire.
 


James Acord - Photo DR
 

Le rêve qui se transforme en cauchemar, c’est aussi le propos de Jürgen Nefzger au travers d’une série photos de paysages bucoliques où figurent d’insouciants pêcheurs, promeneurs ou baigneurs avec en arrière-plan la silhouette inquiétante des centrales et de leurs tours de refroidissement crachant leurs panaches de vapeur (Fluffy Clouds, 2003-2006). C’est un peu la même démarche qui anime Peter Cusack, version field recording. Il propose un voyage sonore dans les environs des centrales de Sellafield, Tchernobyl, Bradwell, Dungeness (Sounds from Dangerous Places, 2012). Étrange impression à l’écoute du souffle du vent balayant des câbles et de chants d’oiseaux mêlés aux bips des compteurs Geiger…



James Acord - Photo DR
 

Le spectacle nucléaire

Pour leur vidéo-installation RadianceScape (2016), le collectif multimédia Xceed utilise les datas du site collaboratif SafeCast (http://realtime.safecast.org), plate-forme qui collecte en temps réel des informations sur le taux de radiation de différents lieux. Avec ces données, Xceed construit une sorte de graphisme animé, renforcé par des lasers pour la spatialisation et visualisation, et une bande-son ambient noise conçue à partir des détecteurs électromagnétiques de radioactivité. Ce parcours coordonné et pixellisé en forme de “road trip” radioactif a été présenté au Microwave International New Media Arts Festival de Hong Kong puis été projeté sous un dôme en full HD, le Deep Space 8K, lors de l’édition 2016 d’Ars Electronica.
 


Série Fluffy Clouds (2003-2006) de Jürgen Nefzger, Sellafield, Angleterre - Photo DR


Les radiations, toujours, et leurs inévitables conséquences génétiques sont au centre de Sirvertian Human - Wisdom, Impression, Sentiment (2015) d’Ai Ikeda. Un tableau qui évoque à la fois l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci et une planche anatomique des points d’acupuncture. En fait, c’est un répertoire des effets de la radioactivité sur le corps humain. Cette pièce est inséparable d’un assemblage de verres grossissants au travers desquels on peut observer des chromosomes ayant subi des modifications dues à la radioactivité… Mais la grande peur reste celle de la guerre. Outre la beauté fascinante des champignons atomiques que le bien nommé Michael Lights a sublimé sur les clichés qu’il a rassemblés dans un livre (100 Suns, Knopf Doubleday Publishing Group, 2013), c’est Clay Lipsky qui réactualise nos angoisses avec Atomic Overlook (2013-14), un travail de photomontage qui emprunte la technique de collage et de détournement des surréalistes et situationnistes. L’horreur est encore plus dérangeante puisque ce ne sont pas des militaires qu’on voit sur ces clichés apocalyptiques mais des badauds qui semblent assister aux explosions atomiques comme s’il s'agissait d’un feu d'artifice. Curieuse sensation à la vue de cette “société du spectacle nucléaire”…
 


Série Fluffy Clouds (2003-2006) de Jürgen Nefzger, Nogent-sur-Seine, France - Photo DR


Tout le monde déteste la bombe

En attendant la Troisième Guerre mondiale, d’autres menaces planent. Notamment celle du terrorisme et d’une bombe sale qui disséminerait des produits radioactifs, avec toutes les conséquences sociales, médicales, écologiques et politiques que cela impliquerait. C’est ce que le collectif Critical Art Ensemble dénonce dans une performance/intervention, Radiation Burn (2010). Avec un réalisme cru, en présence d’un public et d’autorités locales, ils investissent et délimitent un périmètre où ils font exploser une bombe factice, puis déambulent en combinaisons de protection pour faire des relevés pendant qu’un scientifique dénonce l’utilisation de cette peur à des fins de propagande étatique.

Mais l'artiste qui a le mieux synthétisé le danger de la prolifération nucléaire c’est Isao Hashimoto au travers de son animation vidéo 1945-1998 (2003). En un peu plus de quatorze minutes, on y voit quasiment toutes les bombes qui ont explosé jusqu’à ce que les essais atmosphériques puis souterrains soient bannis. L’inventaire commence en 1945, avec Trinity, première explosion dans le désert au Nouveau-Mexique avant les largages sur Hiroshima puis Nagasaki… Le planisphère n’affiche pour l’heure qu’un seul drapeau, celui des États-Unis. Le décompte commence. Un bip retentit chaque seconde, équivalent à un mois. Une lueur doublée d’un son matérialise chaque explosion. Les États-Unis en affichent “8” lorsqu’arrive un deuxième acteur, la Russie. Les années s’enchaînent, d’autres pays s’invitent dans le bal nucléaire (l’Angleterre, la France, la Chine, l’Inde). À certaines périodes, l’animation clignote dans tous les sens. Puis cela finit par s’espacer. Au total, le compteur affiche 2 053 explosions sur cinquante ans. Un tableau qui pourrait être “updaté” avec Israël, le Pakistan et la Corée du Nord…
 


Plan C à Manchester de Eva & Franco Mattes - Photo DR


Esthétique du désastre

Pour l’heure, ce sont les centrales qui explosent. Tchernobyl puis Fukushima. Parmi les nombreuses créations vidéo qui “documentent” ces lieux du désastre, The Radiant (2012) du collectif The Otolith Group concentre toutes les techniques vidéo (found footage, …) et les regards (critiques, empathiques, …) sur le sujet. La séquence où le liquidateur japonais pointe son doigt ganté vers l’objectif d’une caméra de surveillance est particulièrement saisissante. On la retrouve dans son intégralité dans le film de Philippe Rouy, Machine to Machine (2013). Ces images traduisent l’émergence d’un art du “temps de la fin” (pour citer Günther Anders), où se combine “esthétique de la catastrophe” et “poétique des peurs”. Ce qu’avait cristallisé le philosophe Paul Virilio au travers d’une exposition à la Fondation Cartier en 2002 baptisée Ce qui arrive.

Dans cette esquisse du “musée de l’accident” figurait la catastrophe de Tchernobyl. En préambule de l’exposition, dans un avertissement, il renversait les propos mensongers des experts du nucléaire au sujet du fameux nuage en déclarant : si on expose une bombe atomique, il ne s’agit que d’un problème purement culturel… Signalons que Le Sarcophage de Bilal & Christin (2000) repose sur cette idée d’un “Musée de l’Avenir” dystopique et axé autour de Tchernobyl, cette BD se présentant comme une vraie/fausse plaquette publicitaire, parabole d’un art hypermoderne et d’un futur technologique “rayonnant”.

Zone d’exclusion

Dans l’absolu, nous y sommes déjà : dans la foulée des premières excursions touristiques sur les lieux de catastrophes (50 000 visiteurs à Tchernobyl en 2017 selon les chiffres officiels), quelques artistes ont commencé à jouer les “stalkers” aux abords des centrales accidentées… Un peu sur le modèle des activistes Yes Men, le collectif d’artistes Chim↑Pom a monté, avec des artistes associés, une expo intitulée Don’t Follow the Wind (2015). Particularité, les œuvres – installations sonores, dispositifs, projections vidéo, objets – sont dispersées à l’intérieur même du périmètre d’exclusion de Fukushima ! L’ouverture au public est donc une chimère compte tenu du temps de décontamination… Pour plus de réalisme, la vraie/fausse invitation pour l’exposition était entourée d’un revêtement de protection et affichait une date incertaine de fin. On a néanmoins un aperçu de cette exposition invisible sur un site dédié, ainsi qu’au travers d’un catalogue, de quelques artefacts et d’un making off.

Parmi les artistes qui ont participé à cette initiative figurent Eva & Franco Mattes (alias 0100101110101101.org) avec A Walk in Fukushima. Il s’agit d’un dispositif d’immersion à 360° qui nous plonge dans cette zone d’exclusion grâce à des casques VR camouflés dans des masques bricolés qui donnent un air de BD étrange et surréaliste au public. Auparavant, le duo avait conçu, en compagnie d’autres artistes, une installation ludique à partir de barres métalliques récupérées sur un ancien manège situé dans la zone interdite de Tchernobyl ! Avec ces matériaux, ils ont reconstitué une balançoire qui a été érigée clandestinement dans un parc à Manchester (Plan C, 2010). Avec aplomb, ils ont toujours nié que cette structure puisse être radioactive… Autre artiste invité dans le cadre de Don’t Follow the Wind, Trevor Paglen. Lui aussi s’est amusé avec des déchets récupérés en zone interdite. Moins spectaculaire, mais tout aussi dérangeante, sa création consiste en un cube vitrifié de 20 cm de côté, de couleur bleu-vert avec des striures noires. Il est fabriqué à partir de résidus faiblement radioactifs prélevés aux abords immédiats de Fukushima et d’autres issus du site de la première explosion atomique américaine au Nouveau-Mexique (Trinity Cube, 2015). Une pensée émue pour les techniciens chargés de mettre en place la présentation de cette œuvre…
 


Plan C à Manchester de Eva & Franco Mattes - Photo DR


La nucléarisation du monde

Hors de cette “non-exposition”, on retrouve le même principe avec Black Square XVII (2015) de Taryn Simon. Cette œuvre opaque est une compression de déchets encore plus radioactifs, vitrifiés puis emprisonnés dans un petit container en métal renforcé qui renferme aussi une missive de l’artiste pour le futur. Réalisée à l’occasion du centenaire du fameux Carré noir sur fond blanc de Malevitch, que le dispositif de présentation rappelle, cette pièce est accrochée au Garage Museum of Contemporary Art de Moscou mais ne pourra être vue sans protection que dans mille ans… Ce projet a été conçu en collaboration avec ROSATOM (l’équivalent russe de l’Autorité de sûreté nucléaire). Au passage, l’Atelier Arts-Sciences de Grenoble, dont le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) est partenaire, se tient très éloigné de ce genre de pratiques… Le seul pôle constitué autour de démarches artistiques liées au nucléaire est celui initié par la curatrice Ele Carpenter au sein d’Arts Catalyst, une structure qui porte des projets orientés art, technique et critique sociale.

Plus simple à manipuler que les déchets nucléaires, la terre contaminée peut également être un élément constitutif d’une œuvre. Reprenant le vieux principe de l’instrument “préparé”, Fuyuki Yamakawa joue avec des interférences provoquées par la radioactivité qui s’échappe d’un échantillon de sol contaminé via des guitares reliées à des compteurs Geiger qu’il manipule revêtu d’une combinaison protectrice (Atomic Guitars Marks I & II, 2011). Pour les concerts, “come as you are” : le public n’est pas obligé d’arborer une combinaison NBC… Redécouvrant l’effet du rayonnement sur la pellicule argentique, le photographe Shimpei Takeda, originaire de Fukushima, a mis au point tout un protocole d’impression à partir de prélèvements de terre radioactive qu’il a méticuleusement collectés et géolocalisés au pourtour de Fukushima. Il en résulte une cartographie en noir et blanc, constellée d’impacts qui semblent scintiller comme les étoiles dans l’univers (Traces, 2012).

Le rayonnement de l’art

On connaît bien ce principe de rayonnement ionisant tant il est associé à l’imagerie médicale. En compagnie de Hélène Lucien, Marc Pallain a déposé des films radiographiques, in situ, à Fukushima, révélant ainsi des arabesques dessinées par les rayons gamma (ArtXperience in Japan, 2012). À l’inverse, sans s’exposer directement (si l’on ose dire), le plasticien Marc Ferrante recourt à ce procédé avec sa collection de radios de mains. Au total, 110 images liées à des professions éminemment manuelles (chirurgiens, marionnettistes, …). Les radios montrent des gestes spécifiques dans leur dénuement squelettique (Jeux de Mains…, 2005-2017). Mais la démarche a été jugée suffisamment ambigüe pour que l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) opère des inspections auprès des laboratoires médicaux où ont été réalisés les clichés et impose un rappel à la loi, arguant que l’usage de la radiographie sur le corps humain à des fins non médicales est interdit, selon l’article L1333-11 du Code de santé publique…

Bénéficiant d’un arsenal législatif moins rigoureux et d’entrées privilégiées au sein du complexe nucléaire militaro-industriel de Hanford, près duquel il vivait dans l’État de Washington, James Acord reste le seul artiste à ce jour à avoir manipulé des matières fissibles d’une extrême dangerosité. Dûment doté d’une licence unique dont il s’était fait tatouer le numéro dans le cou, ce “Facteur Cheval du nucléaire” avait récupéré des barres d’uranium appauvri extraites d’un réacteur démantelé avec pour ambition de réaliser un ensemble de sculptures monumentales en forme de land art apocalyptique. Il subsiste quelques reliquaires atomiques, mais son “grand œuvre” reste inachevé : James Acord s’est suicidé en janvier 2011.

 


Bibliographie
- Ele Carpenter, The Nuclear culture source book, Black Dog Publishing, 2016
- Gabrielle Decamous, Invisible colors : the arts of the atomic age, MIT Press, 2019
- Jürgen Nefzger, Fluffy Clouds, Hatje Cantz, 2010
 

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°229
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.