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Art media et récits transhumanistes

Labo Arts & Techs Publié le 01/03/2021

Comment les artistes s'inspirent-ils du fantasme de l’être augmenté et offrent de nouvelles perspectives aux récits transhumanistes ? Focus sur les différents points de vue artistiques et sur quelques interprétations concrètes de ce mouvement idéologique controversé.

Par Adrien Cornelissen
Article rédigé en partenariat avec la Revue AS


Depuis quelques années, des célébrités de la Silicon Valley comme Elon Musk ou Ray Kurzweil, pape de la pensée transhumaniste, se plaisent à bousculer les spectateurs·trices venus·es à leurs conférences : “L’être qui vivra mille ans est sans doute assis dans cette salle”… Ce genre de déclaration, aussi peu probable que provocante, révèle une idéologie solidement ancrée dans le domaine des technologies. Les NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, intelligence artificielle et neurosciences) offriront à l’être du futur des capacités intellectuelles et physiques surdéveloppées. En quelques décennies, ce mouvement transhumaniste a fini par occuper une place de choix dans l'inconscient collectif avec la figure de l’être réparé (référence directe aux progrès médicaux) et celle de l’être augmenté, dont l’immortalité est devenue le dessein de ce mouvement.

Blade Runner, Ghost in the Shell ou plus récemment Lucy, incarnée par Scarlett Johansson, illustrent comment le cinéma grand public anticipe l’hybridation future entre l’humain et les technologies. Les artistes du spectacle vivant, et logiquement ceux et celles des arts médiatiques faisant usage des outils technologiques (langage informatique, algorithmes, …), se sont également appropriés·es le sujet et foisonnent de scénarios originaux. Comment sont digérés ces discours transhumanistes ? Quelles interprétations concrètes les artistes proposent-ils ? Le développement à suivre ne cherche pas l’exhaustivité des œuvres abordant le sujet mais constitue plutôt un panel de positions singulières. Entre technophobie et techno-prophétie, il existe, en effet, une pluralité de discours plus fins à analyser et surtout autrement plus captivants.


Co(AI)xistence de Justine Emard, 2017 - Photo © Mike Patten

Dialectique du pour et du contre

Il serait sans doute peu pertinent de proposer une lecture binaire du sujet. Bien que courante, la position du “pour ou contre le transhumanisme” est finalement inadaptée. L’artiste numérique français Grégory Chatonsky analyse parfaitement la problématique : “L'alternative transhumaniste est l'exemple même d'une fausse alternative où chaque camp renforce l'autre en le mettant en scène. La conjuration, concept hérité de Jacques Derrida, permet de prendre en compte cette ambivalence. En même temps que nous avons peur de quelque chose, nous appelons de nos vœux cette chose pour qu’elle arrive”. C’est donc de cette dialectique qu’il faut s’extraire afin de prendre la mesure du sujet. Dans ses projets artistiques comme Le Sacrifice (2018) ou It’s Not Really You (2016), Grégory Chatonsky montre, par exemple, que les êtres humains et les technologies ne s'opposent pas mais sont interdépendants : “Quand je travaille avec une intelligence artificielle, je la modifie, mais elle me modifie également en faisant des propositions inattendues qui influencent mon travail. Il s'agit de lier notre finitude à celle de la machine, de renforcer notre fragilité plutôt que croire à une possibilité d'éternité”.

Critique du discours marketing

Ensuite, peut-être faut-il nuancer ce sujet propice aux déclarations immodérées. Si les discours des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ou de certaines personnalités acquises à la cause, comme l’artiste philosophe Natasha Vita-More, se veulent optimistes sur une réalisation transhumaniste imminente, la réalité est bien différente. Donatien Aubert, artiste et auteur du livre Vers une disparition programmatique d’Homo Sapiens ? paru en 2017, précise cette pensée : “Tous les espoirs que concentre la prospective transhumaniste se fondent sur des connaissances souvent lacunaires sur le niveau réel d’avancement scientifique. L’intelligence artificielle constitue peut-être le leurre le plus important”. Même son de cloche pour Gilles Alvarez, directeur de la Biennale des arts numériques Nemo à Paris, pour qui le transhumanisme “est plus un concept marketing qu’un concept scientifique. Nous parlons beaucoup de leurs progrès mais ils ne sont pas à la hauteur des promesses. Ce qui m'intéresse, c’est l’imaginaire humain qui s’en dégage et ce qu’en font les artistes et les auteurs de science-fiction. Cet imaginaire est mille fois plus puissant que les technologies elles-mêmes. C’est un terrain formidable pour le design spéculatif”.

C’est également de ce paradoxe que se joue l'artiste Rocio Berenguer dans son projet Ergonomics (2017), une fiction chorégraphique s'inspirant des stratégies marketing et détournant les discours des entreprises de la Tech. À travers un spectacle de danse et de théâtre, l’artiste explore, de manière décalée et ironique, les thématiques contemporaines du corps futur et les clichés de l’innovation à l’heure du tout numérique. En l’espèce, l’entreprise fictive Ergonomics propose de remédier à la fatigue ou au stress infligés par notre quotidien, en promettant un maximum de confort, de sécurité et d’efficacité pour nos corps dans le futur. Les spectateurs·rices sont alors invité·es à suivre les consignes de cette étrange entreprise.

Body art et bio art

Pourtant, la recherche du corps augmenté est antérieure à cette époque “start-up nation”. Historiquement, les pionniers·ères dans la recherche du corps augmenté ont été des artistes plastiques classés·es dans les courants body art et bio art. L’artiste ORLAN a par exemple fait de son corps modifié par la chirurgie esthétique le matériau de son travail : mise en scène d’interventions chirurgicales dans une ambiance froide et austère, implants sur le front, reliquaires faits de chair, … une œuvre radicale qui porte la représentation du corps à l’heure des problématiques modernes (émancipation du corps des femmes, émergence des technologies, …). 

Les années 2000 verront apparaître plusieurs artistes audacieux·ses : Eduardo Kac qui créa le premier lapin transgénique en lui introduisant un gène responsable de la fluorescence ou l’artiste australien Stelarc. Avec Ear on arm, ce dernier décidera de la greffe d’une oreille bionique sur son propre avant-bras, partiellement constituée d’une culture de ses propres cellules et de composants électroniques. L’artiste y inséra un micro enregistrant les bruits ambiants et un GPS permettant aux internautes de le suivre dans ses déplacements.

Hybridation homme-machine

Cette introduction d’éléments électroniques in vivo a amené d’autres artistes à formaliser le concept de post-humanisme et à expérimenter l'hybridation de l'homme et de la machine. Certains discours nous mettent ainsi en garde contre les dérives possibles, notamment celle de notre aliénation vis-à-vis des technologies. Les artistes canadiens Bill Vorn et Louis-Philippe Demers ont créé la performance chorégraphique Inferno (2015). Dans une ambiance sombre et oppressante, ils proposent à une vingtaine de personnes de revêtir des exosquelettes mécaniques les soumettant à un assujettissement quasi total, une heure durant. Dans cet enfer cybernétique, la vingtaine de spectateurs·trices cobayes renonce implicitement à son libre arbitre au nom du progrès technologique.

A contrario, l'artiste italien Marco Donnarumma se veut davantage optimiste dans sa vision des choses : “Je pense qu'il est stupide de rejeter totalement la technologie en la qualifiant abruptement de force négative. Dans ma pratique artistique, j'essaie de montrer comment la technologie est inévitablement un composant de ce qui fait de nous des humains, comment elle peut être utilisée pour malmener les stéréotypes et concevoir des manières différentes d'être au monde. Si ces possibilités ne sont pas toujours belles et réjouissantes, elles ont néanmoins les capacités d'enrichir notre expérience en en montrant les faces sombres et inhabituelles”, déclarait-il dans une interview publiée en 2018 dans le magazine Mouvement. Sa performance spéculative Eingeweide (2018) est une improvisation entre une machine et un performeur humain. Des capteurs attachés aux membres du danseur enregistrent tensions électriques et sons corporels et les transmettent à Amygdala, une machine intelligente qui réagit à son tour. L’artiste partage littéralement son corps avec une prothèse intelligente donnant naissance, in fine, à un nouvel être.

Quoi qu’il en soit, il en ressort un enjeu évident qui est celui de la coexistence entre l’homme et la machine. Dans l’installation vidéo Co(AI)xistence (2017), Justine Emard met justement en scène l’interaction entre le performeur Mirai Moriyama et le robot Alter. Dotés d’intelligences différentes, l’homme et le robot à forme humanoïde dialoguent à travers les signaux de leurs langages respectifs, corporel et verbal. A travers une expérience partagée, ces deux êtres tentent de définir de nouvelles perspectives de coexistence dans le monde.

Vers un “transnaturisme” ?

La tentative d’hybridité a sans doute été plus loin ces dernières années, au regard des nouveaux enjeux de notre époque. En somme, le transhumanisme peut parfois être vu comme une médaille à deux facettes : d’un côté les partisans·nes de l’ultra-technologie, de l’autre ceux·celles d’une décroissance. Il semble pourtant y avoir une convergence des luttes et des enjeux, par exemple en ce qui concerne l’écologie. Les jardins cybernétiques (2020) de Donatien Aubert montre, à travers une installation vidéo accompagnée de modèles 3D de végétaux disparus, comment la dimension cybernétique a fait son chemin en direction de la Silicon Valley et dans le domaine de l’écologie. Dans son travail, si la modernité a bouleversé le vivant et les milieux naturels, la réciproque est également vraie. “Dans quelques années, nous parlerons peut-être d’un art ‘transnaturiste’ ! Sans doute, certains artistes chercheront à réparer le vivant. D’ores et déjà, une forme d'écologie insère des puces électroniques dans les arbres pour leur ‘bien-être’. Un peu comme le transhumanisme espère réparer et améliorer l’humain, cette idéologie écolo-techno veut aussi réparer le vivant”, explique Gilles Alvarez.
 


Les jardins cybernétiques (Chrysalide n°3) de Donatien Aubert - Photo © Donatien Aubert


Une étape que semble avoir franchi le Mexicain Gilberto Esparza. Créées avec la complicité de chercheurs (ingénieurs, biologistes, roboticiens, ...), ses œuvres sont des entités hybrides, mi-électroniques, mi-organiques, qui abordent les enjeux environnementaux. Dans Plantas Nomadas (2010), l’artiste conçoit des biorobots constitués de plantes et de micro-organismes. Ces créatures nouvelles vivent dans un monde dépeuplé, près de rivières polluées par l’activité humaine et se déplacent pour trouver leurs nutriments nécessaires, en même temps qu’elles purifient la source d’eau. La pratique artistique du Mexicain établit ainsi un dialogue entre la science, les nouvelles technologies et l’impact de l’activité humaine sur la nature.

Dans son projet G5 (2020) – composé d’un spectacle éponyme et librement inspiré du G20 de l’ère politique moderne, d’une performance appelée Coexistence et d’une installation appelée Lithosys – Rocio Berenguer met en scène une narration post-anthropocène dans laquelle l'humain est mis à niveau des représentants des règnes végétal, animal et mécanique. Ce premier G5 s’organise alors pour présenter la première législation inter-espèces mondiale. Quel système ou langage universel peut rendre possible un débat entre toutes ces entités ? Lithosys propose par exemple une application à l'intelligence artificielle : celle de servir de système de traduction inter-espèce.

Loin des caricatures ordinaires et des discours préconçus, les artistes cités·es offrent une pluralité de scénarios futurs pour l’être humain. Influencés·es par les enjeux de leurs époques (problématiques de réappropriation corporelle, technologiques, écologiques ou autour du rapport au vivant), ces créateurs·trices continuent de participer à la longue construction des récits transhumanistes et influenceront à coup sûr les générations à venir, convaincues ou non par l’idéologie en question. Finalement, du moment que nous ne basculons pas de la fiction à la réalité, cela reste tout à fait plaisant à observer...

 

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°235
Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.