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Numérique

RETOUR SUR LA CLOTURE D'AMBIVALENCES

Publié le 02/11/2023

Dans le cadre de de le 21e édition de  Scopitone, jeudi 14 septembre 2023 avait lieu le troisième et dernier rendez-vous du troisième cycle de conférences Ambivalences, consacré aux politiques du numérique. Revivez les interventions d'Olivier Alexandre, d'Anna Longo, ou encore de Felix Luque Sanchez ! 

organisé en collaboration avec Oblique/s et Electroni[k]

Avec :

Pauline Briand, journaliste, rédactrice et consultante
Olivier Alexandre, chercheur en sociologie et auteur
Anna Longo, philosophe et autrice
Felix Luque Sanchez, artiste
Luc Brou, festival ]interstice[/Oblique/s
Samuel Arnoux, festival Maintenant/Electroni[k]
Martin Lambert, festival Scopitone/Stereolux

ÉCORESPONSABILITÉ : Comment la culture maker inspire-t-elle les artistes ?

Publié le 06/06/2023

À travers leur philosophie Do It Yourself, la mise en commun de ressources ou la réappropriation des outils de production, les Makers – ces membres d’ateliers tourné.e.s vers la création collective – ont initié des usages précurseurs en matière d’écoresponsabilité. Bien que les artistes et les Makers soient souvent identifié.e.s comme deux communautés distinctes, la frontière est en réalité plus poreuse et pousse à des échanges de pratiques. De quelles manières l’esprit maker a-t-il influencé une génération d’artistes engagé.e.s ? Pourquoi est-il nécessaire d’encourager des collaborations hybrides pour accélérer la transition écologique ?

Adrien Cornelissen - Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux


Positively Charged de Kasia Molga

Je fais attention à ne plus produire de déchets, à ne pas acheter trop de nouveaux composants électroniques, à favoriser le réemploi de matériaux pour créer mes œuvres. Pour chaque projet, j'ai mon propre calculateur d'empreinte carbone afin d’être au plus proche de mes engagements personnels. J’encourage les autres  artistes à analyser leur consommation énergétique ; c’est devenu incontournable à notre époque”, explique Kasia Molga, artiste dont l’installation Positively Charged, actuellement présentée à la Biennale Chroniques 2022, invite les visiteurs à produire eux-mêmes l’énergie qui alimente l'œuvre. À y regarder de plus près, ce témoignage illustre un fait : les préoccupations écologiques poussent les artistes à s’interroger sur leurs pratiques et sur le sens à donner à leurs œuvres.

Une réflexion partagée dans plusieurs sphères créatives. Dans le milieu maker, dénombrant plus de 3 000 makerspaces rien qu’en France, et des fablabs (ateliers mettant à disposition des outils de fabrication d'objets assistée par ordinateur, type imprimante 3D, …), les communautés ont depuis longtemps adopté des pratiques écoresponsables. Elles se traduisent par des détournements d’objets, l’usage de freeware, des conceptions low tech ou le réemploi de matériaux.

Fablab à Nantes - Photo © Association Ping

En fréquentant ces “faiseurs”, il est passionnant d’observer leur influence sur les artistes : “J’ai été inspirée par la culture open source et DIY. L'une des personnes qui a le plus façonné ma compréhension écologique est un ami à l'origine de certaines machines d'impression 3D. Nous avons passé d'innombrables heures à discuter pour limiter notre production de déchets et nous concentrer sur des pratiques de réparation inspirées de la nature”, confie Kasia Molga.

Concrètement, de quelles manières la culture maker a-t-elle influencé cette génération d’artistes engagé.e.s dans la transition écologique ? Comment cela se traduit-il en termes d’écoconception ? Pourquoi le décloisonnement des pratiques vers des collaborations hybrides peut être un formidable levier de la transition des arts et de la Culture ? À l’heure où les enjeux environnementaux deviennent une priorité, il semble déterminant d’analyser ces multiples influences et de comprendre les mécanismes des pratiques écoresponsables.

Réappropriation des outils…

La base de cette analyse repose sur l’ADN maker, précurseur d’une pratique écologique. Ewen Chardronnet, rédacteur en chef du magazine Makery, propose sa définition de la culture maker et esquisse une hypothèse. “Nous pouvons remonter ses origines aux pensées de William Morris et John Ruskin, artistes du XIXe siècle, qui défendaient déjà une vision originale de la préservation des savoir-faire. La philosophie est large mais peut se résumer ainsi : la culture maker prône une vision de l’économie de l’atelier avec l’idée centrale de la déconstruction de la ‘boîte noire’, c'est-à-dire comprendre le fonctionnement des objets. Le Maker défend le travail collectif contre des systèmes d'industrialisation. C’est une façon révolutionnaire de se réapproprier une production mondialisée. Or, si nous parlons de l’urgence climatique, la question de la relocalisation de la production est totalement logique et centrale dans la transition écologique.Les fablabs sont l’un des exemples de makerspace les plus marquants et démocratisés, comptabilisés à près de 1 700 dans le monde selon les critères du MIT. L'idée d’origine est d’installer un même équipement (imprimante 3D, découpe laser, …) dans des ateliers quelle que soit leur localisation et de pouvoir produire un projet à l’identique en s'inspirant d'une documentation enrichie, notamment grâce à la culture libre.

… synonyme d’effets positifs

D’emblée cette relocalisation et la réappropriation des outils engendrent des effets écologiques. D’abord, le fait de détourner l’outil de son usage unique permet de limiter sa consommation en nouveaux matériels. Les machines sont parfois même créées par les utilisateur.rice.s de ces lieux. Adrien Martinière, chargé d'animation à Ping, un fablab situé à Nantes, témoigne : “Les fablabs proposent des voies alternatives au productivisme, dans lesquelles il existe beaucoup de pratiques de réappropriation. Nous partons d'un existant que nous enrichissons à chaque fois. Si nous remplaçons les lames d'une découpeuse vinyle sur rouleaux par des crayons, cela fait une machine à dessiner. Les équipements contraignent à un usage et donc en le détournant, nous multiplions les possibilités sans avoir besoin d'autre chose”.

Ensuite, la question de l’économie circulaire et du réemploi est centrale au sein des communautés makers ; sans doute par militantisme mais aussi parce que la pratique est basée sur l’apprentissage et l’expérience. “Il n'y a aucun problème à se tromper. Ici nous sortons de la productivité et du fonctionnel. Nous tentons quelque chose et voyons si cela fonctionne. C'est un vrai décalage dans notre monde où l'erreur est sanctionnée”, commente Adrien Martinière. Conséquence directe : il n’est pas possible de travailler à partir de matériaux neufs, trop onéreux. Des matériaux sont récupérés pour tester, expérimenter. Dans cette perspective, plusieurs ressourceries dédiées aux Makers ont vu le jour en France. La Réserve des arts à Paris, citée en exemple comme modèle de la Fab city en Île-de-France, ou Stations Services à Nantes, sont des initiatives notables dédiées au réemploi des matières et déchets pour les créatifs.

Fablab à Nantes - Photo © Association Ping

Enfin, la culture maker est centrée sur la compréhension du fonctionnement d’un objet, très souvent opaque dans sa conception industrielle. Le démontage permet de se l’approprier, d’en proposer une vision critique. En réalité, une réflexion sur l’écoconception n’est finalement possible qu’en ayant la maîtrise des outils de production et des matériaux. C’est dans cette veine qu’est né le courant techno critique de la low tech, permettant d'engager une démarche environnementale en matière d’écoconception, de résilience, de robustesse, de réparabilité, …

Artistes au cœur des communautés

Observons maintenant que ces ateliers sont fréquentés par des artistes. Marie Albert, ex-administratrice de Ping et aujourd’hui directrice de production pour l’agence Dark Euphoria, poursuit : “Avec Ping, nous avons ouvert le premier fablab à Nantes en 2011. Nous y accueillons des artistes en résidence autour des technologies en open source. Au sein de l’atelier, nous avions des profils très différents : des passionnés de design, par exemple, ou d’autres qui venaient pour des raisons artistiques”. Adrien Martinière, chargé d’animation à Ping, confirme cette tendance : “Une grande part de nos usagers ont des pratiques artistiques. Beaucoup ont des professions créatives en lien direct comme architecte, designer, scénographe, graphiste, …”. Ces artistes viennent pour différentes raisons : en premier lieu pour accéder à un équipement complet et souvent peu accessible pour un simple particulier, et en deuxième lieu pour partager leurs points de vue et bénéficier des compétences de la communauté.

Fabien Bourdier, designer sonore et auteur de plusieurs installations, commente sa découverte des fablabs et les changements engendrés : “J’ai découvert les pratiques makers avec la Labomedia à Orléans en 2010. J’ai passé beaucoup de temps avec les membres de la communauté, j’ai appris la culture du logiciel libre et l’usage de Pure Data. Le fablab m’apportait la démocratisation des outils mais j’ai découvert beaucoup plus : un état d’esprit DIY, apprendre à apprendre et transmettre l’idée qu’il est possible de faire les choses soi-même, tout en s’appuyant sur des ressources communes. L’avantage est de pouvoir apprendre avec les autres, profiter des idées déjà testées. La Labomedia a été une étape importante dans le développement de ma pratique. Aujourd’hui, je travaille avec des cartes Arduino, des graveurs lasers et j’axe ma pratique sur le réemploi de matériaux biosourcés”. Les artistes fréquentant les makerspaces se forment donc et montent en compétences sur des pratiques d’écoconception jusqu’à parfois interroger l’essence même de leur travail. “Auparavant, certains de mes projets pouvaient inclure un vidéoprojecteur qui restait longtemps allumé. C’est finalement peu moderne d’un point de vue écoconception. Aujourd'hui, je suis plus conscient de ma consommation et c’est un critère important. Par ailleurs, j'oriente mon travail de manière à produire des sons plus naturels : la pratique du bruitage ou du field recording n’a pas la même connotation que des sons produits par des synthés parfois moins organiques, moins texturés selon les cas de figure. C’est assez facile d'acheter des packs de samples, mais l’idéal est de tout fabriquer soi-même. Dans cette optique, nous pouvons même parler d'écologie dans la pensée artistique”, explique Fabien Bourdier. 

Les creative technologists

De toutes les disciplines, les artistes issu.e.s des pratiques numériques sont peut-être celles et ceux qui ont le mieux intégré la culture maker. D’abord parce que l’art numérique mélangeant tout type d’art (danse, arts plastiques, vidéo, théâtre, …) est par essence interdisciplinaire et donc que les notions de commun et de production collective sont vite devenues des normes. Ensuite, les artistes numériques apparus depuis les années 90’ avec l’émergence du web intègrent une culture du détournement technologique et quelques accointances pour les freewares et l’open source. Résultat, il existe l’équivalent du Maker dans le monde des arts numériques et il s’appele le creative technologist. Marie Albert travaille régulièrement avec ce genre de profil : “Beaucoup d’artistes préfèrent se qualifier de creative technologists. Ils.elles créent des projets artistiques mais sont aussi dans le design d'expériences. Ils.elles maîtrisent la technologie autant que la conception artistique. C'est intéressant car ces personnes développent leurs propres solutions technologiques et portent une vision sociétale de la technologie notamment sur un aspect écologique. Par ailleurs, je remarque que les créatif.ve.s qui ne maîtrisent pas les outils numériques sont souvent celles et ceux qui sont en demande de plus de tech. L’inverse est également vrai. Les creative technologists ont une maîtrise des tech pour mieux les détourner”. Cette description pourrait correspondre à plusieurs artistes comme Joanie Lemercier ou Memo Akten, références sur la scène numérique et auteurs de réflexions écologiques très intéressantes, particulièrement sur la low tech ou l’empreinte énergétique du numérique.

Collaborations Makers/artistes

La transmission de la culture maker s’opère aussi auprès des futur.e.s créatif.ve.s où de nombreuses écoles incitent leurs étudiant.e.s à fréquenter les fablabs. “Chez Ping, nous accueillons des étudiant.e.s de l’École des Beaux Arts, de l’École de Design”, explique Adrien Martinière. Des contacts existent également hors les murs puisque beaucoup d’artistes ou designers converti.e.s à la culture maker interviennent dans des établissements d’enseignement supérieur.

Fablab à Nantes, Association Ping - Photo DR

Fabien Bourdier fait partie de l’équipe pédagogique de l’École supérieure d'art et de design TALM (Tours-Angers-Le Mans). “Au fur et à mesure des interventions et des workshops, les étudiant.e.s prennent conscience de ces problématiques environnementales et réfléchissent à la conception d’objets à partir de matériaux biosourcés, avec une gestion de la consommation électrique ou des datas. Par exemple, comment pouvons-nous utiliser des machines de fablabs pour économiser certaines ressources et éviter la consommation de matériels neufs.

En parallèle, certains festivals comme Maker Faire (festival lié à l’innovation et la créativité organisé dans plusieurs villes françaises) et quelques lieux culturels se sont spécialisés sur les intéractions Makers/artistes. La Labomedia d’Orléans fait sans doute figure de modèle en France. Depuis vingt ans, ce projet à la croisée des pratiques artistiques s’articule autour d’un pôle dédié à la création artistique, d’un pôle intégrant un fablab et d’un pôle ressources tourné vers l’accompagnement de projets, l’innovation pédagogique et la transmission de savoirs selon le principe des logiciels et connaissances libres. Autre exemple, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux à Nantes a engagé depuis plusieurs mois une large réflexion sur l’écoconception dans les arts numériques en programmant des événements comme DIWO (Do It With Others) en septembre 2021, brassant des publics makers et artistes. Le Laboratoire a renouvelé l’expérience en proposant en décembre 2022 un cycle d’événements sur les enjeux environnementaux des arts numériques au cours desquels ont été évoqués des thèmes comme la low tech ou la soft robotic, inspirés de la culture maker.

Briser les étiquettes

Pour autant, les points de rencontre avec la culture maker sont encore trop timides en France, alors même que l’impact des pratiques écoresponsables semble réel. Pour repenser les choses, peut-être faudrait-il arrêter de distinguer si nettement artiste, Maker et creative technologist  ? D’autant plus à l’heure d’une génération slasher, ces actifs jonglant entre plusieurs activités (designer/architecte/graphiste/Maker/codeur/artiste/auteur, …). S’instaurant de plus en plus comme une norme sociale, il n’est pas rare qu’un.e artiste numérique reconnu.e dans les réseaux des politiques culturelles soit issu.e du code informatique, soit également salarié.e ou dirigeant.e d’une entreprise et ait une pratique régulière dans un fablab

En France, la tradition veut que nous attachions des valeurs symboliques à la Culture : celle de l’artiste et de son œuvre unique. Les artistes anglo-saxons privilégient l’existence de studios ou de collectifs mélangeant toutes disciplines créatives. Cette perception permet d’imaginer plus facilement des passerelles entre communautés et des événements s’adressant parfois aux mêmes publics. De plus, si le costume d’artiste ou de maker semble trop petit pour cette nouvelle génération, il a aussi pour conséquence de rendre peu perméable la création à d’autres secteurs de la société, comme le champ économique. “L’éthique dans les fablabs est souvent sans concession et assez difficile à décloisonner. Il y a une revendication underground qui a parfois du mal à prendre corps dans l'économie réelle. C'est une communauté puissante qui mériterait sans doute d'être plus transversale et mieux connue du grand public. Il y a aussi tout un pan de la société qui passe à côté des fablabs et qui pourrait profiter de ces convictions DIY et écologiques”, exprime Fabien Bourdier. La remarque résonne d’autant plus que les collaborations avec des profils changemakers (entrepreneur.se.s de l’économie sociale et solidaire) seraient pertinentes. Les acteur.rice.s du changement seront certainement une hybridation de profils trop longtemps dissociés.

Quoi qu’il en soit, la culture maker et ses pratiques écoresponsables infusent désormais les sphères artistiques. Reste à faire en sorte qu’elle soit plus largement diffusée pour accélérer la transition écologique dans le domaine de l’art qui a lui aussi un immense rôle à jouer, au moins dans son exemplarité et son pouvoir de façonner les imaginaires de demain.

Lumière et arts numériques : Que la lumière soit

Publié le 31/05/2023

Héritier·es des courants esthétiques qui les précèdent, les artistes numériques ne dérogent pas à la règle quand il s’agit d’utiliser la lumière. Dans le cadre d’expositions ou de spectacles, naturelle ou artificielle, qu’il s’agisse d’une installation monumentale ou d’un modeste pixel, la lumière continue de fasciner ceux et celles qui se sont donné·es pour mission d’en appréhender les multiples facettes, d’en questionner l’origine ou de jouer avec notre perception. Une ambition qu’accompagne l’usage créatif des outils numériques à disposition, tout en mettant à l’épreuve leur imagination, et la nôtre.

Article rédigé par Maxence Grugier en partenariat avec la revue AS
Photo d'illustration : Complex Meshes, Miguel Chevalier - Photo © Nicolas Gaudelet


Source de toute vie, la lumière est aussi source d’inspiration. Élément fondamental de notre développement, biologique et cognitif, elle est non seulement nécessaire à la vie (la nôtre et celle des espèces avec qui nous cohabitons) mais également nécessaire à notre perception. C’est donc naturellement qu’elle est l’instrument de tous les arts visuels. Depuis les fresques pariétales jusqu’aux clairs-obscurs des peintres flamands, dans les vibrations des impressionnistes ou le mouvement des cinétiques, la photographie ou encore le cinéma, la lumière est présente, à la fois médium et média, matière et révélateur. Devenue plus facilement manipulable avec l’avènement de l’électricité et la démocratisation de technologies de pointe, il était inévitable qu’elle devienne le matériau privilégié des artistes œuvrant dans le champ des cultures numériques. Qu’il s’agisse de questions techniques ou philosophiques, de visualisation et de perception, de questions d’ordres esthétiques autant que scientifiques (et même sociétales !) que les arts numériques mettent littéralement en lumière depuis de nombreuses années. Des artistes qui se sont emparé·es de la lumière comme d’une matière de création autant que d’un espace de révélation.


Caustic Ballet, festival DN[A], 2019 - Photo DR

Comment représenter la lumière ?

Renouveler l’usage d’un phénomène aussi banalisé que l’utilisation de la lumière dans la longue histoire des arts relève sans doute du défi. Défi technique, bien sûr, mais également esthétique. Or, la lumière étant avant tout un phénomène physique, pour représenter il faut comprendre et donc expliquer. C’est ce à quoi s’attachent les artistes Flavien Théry et Fred Murie (collectif Spéculaire) dans l’exposition art-science Le rayon extraordinaire présentée jusqu’au 5 mars dernier dans l’espace des Champs Libres à Rennes. Fruit d’une collaboration de deux ans avec le chercheur Julien Fade, dans le cadre d’une résidence art & science au sein de l’Institut Foton (Université de Rennes 1/CNRS), à l’Hôtel Pasteur puis à l’INSA de Rennes, cette exposition s’applique à rendre visible l’invisible de manière sensible grâce à une trentaine d’œuvres qui se concentrent sur un phénomène optique : la polarisation de la lumière. Comme l’expliquent les artistes et le chercheur sur le site des Champs Libres, “le phénomène de polarisation de la lumière est omniprésent dans notre environnement quotidien : dans le bleu du ciel, dans les reflets sur des vitrages ou des surfaces d’eau, dans les ailes de certains papillons ou oiseaux. Il reste pourtant invisible aux humains, contrairement à certains insectes et plusieurs espèces d’animaux comme les seiches”. Avec les outils de création contemporains et avec l’aide des technologies innovantes d’imagerie à champ de lumière développées par la société InterDigital avec qui ils collaborent, Flavien Théry et Fred Murie réussissent à rendre tangibles ces phénomènes visuels paradoxalement indiscernables. Le rayon extraordinaire nous aide ainsi à mieux comprendre de “quoi est faite la lumière”, mais surtout, et de manière plus politique, comment celle-ci nous relie imperceptiblement au vivant : “Dans ce projet [...], la polarisation lumineuse est envisagée comme un révélateur de porosité entre deux aspects du monde : celui de l’espace physique, [...] dans lequel nos corps et l’ensemble du vivant évoluent, et celui de l’espace imaginaire, [...] dans lequel nos esprits se meuvent”, expliquent-ils.

Fiat Lux

Une autre exposition illustre les différentes facettes de représentation de la lumière chez les artistes numériques. Sur un commissariat de Julien Taïb de Crossed Lab, l’exposition Fiat Lux, présentée jusqu’au 15 avril 2023 au Centre Tignous d’Art Contemporain (Montreuil), proposait de découvrir une dizaine d’artistes qui, toutes et tous, développent leur propre approche du médium lumière.

Julien Taïb : En tant que commissaire, je souhaitais qu’il y ait une déclinaison, ou en tout cas une complémentarité entre la manière d’approcher l’usage de la lumière au sein de différents médiums, dont certains se recoupent, tout en exploitant deux axes qui s’incarnent ici dans une approche technologique, contemplative et esthétique assumée, comme plastique (ou comme “fin en soi”) et des pièces qui posent un regard critique dans son rapport au médium utilisé.

Digital Moirés 2023, Miguel Chevalier - Photo © Thomas Granovsky

Exposition collective qui rassemble des artistes aussi différent·es qu’Olivier Ratsi, Félicie d'Estienne d'Orves, le Collectif IAKERI (Alice Guerlot-Kourouklis, Jimena Royo-Letelier et Aneymone Wilhelm), Marie-Julie Bourgeois, Joan Giner, Barthélémy Antoine-Lœff, Martin Le Chevallier ou le pionnier François Morellet, Fiat Lux rend hommage aux mouvements expérimentaux de l’art cinétique ou de l’art optique et met en lumière, parfois avec humour (comme avec Luminothérapie de Martin Le Chevallier, un bon pour une séance de luminothérapie fictive adressée à l’Association française des climatosceptiques), la puissance symbolique et la charge esthétique de l’usage de la lumière en art, tout en l’amenant dans le champ des idées (avec MURS INVISIBLES (ou les murs visibles du patriarcat) du Collectif IAKERI, “un contrepoint lumineux et saisissant sur les rapports de domination des hommes sur les femmes, à travers un dispositif collectant des données sur ce sujet”) ou encore Extension du Vide de Marie-Julie Bourgeois, une troublante “extension de notre vision à travers le phénomène de prolifération des caméras de surveillance”.

Manipulation de la perception

S’il est un artiste dont la contribution à l’usage renouvelé de la lumière est évidente, c’est bien Olivier Ratsi, qui présente justement La Chute d’Icare lors de l’exposition Fiat Lux. Qu’il s’agisse de créer une architecture invisible ou de définir de nouvelles perspectives, en bref d’habiller et d’habiter un lieu préexistant, tout son travail tourne autour des usages multiples de la lumière, des questions d’échelle et d’espace, ainsi que de leurs effets sur notre perception. Un sacerdoce qui s’impose comme une évidence lorsque nous expérimentons les effets Doppler perceptifs d’Avancée Immobile, monumentale et déstabilisante installation lumineuse (et sonore) présentée dans le cadre de Chroniques, biennale des imaginaires numériques. “J’envisage la lumière comme un moyen d’investigation de l’espace liée à la perception de notre environnement”, explique l’intéressé. “Je cherche toujours à utiliser la lumière au sein d’un lieu donné : une salle, une place publique. Cela me permet de jouer sur les espaces que j’investis, d’en modifier la perception en les manipulant.” Bien qu’utilisant les outils numériques de modélisation actuellement à disposition (SketchUp, MadMapper, Cinéma 4D), Olivier Ratsi travaille comme un peintre. “Je cite souvent les artistes du Quattrocento qui plaçaient les humains au centre. Or mon travail se préoccupe surtout de la perception du spectateur.” Avec La Chute d’Icare, sculpture de 5 m de haut pour 10 m de large, l’artiste crée le mouvement dans une proposition statique rendant hommage aux pionniers de l’Op Art et s’amuse autour du mythe de la connaissance interdite symbolisée par le malheureux Icare. “Le mouvement est présent mais je ne m’autoriserais pas à créer des structures en mouvement. Mon but est d’arrêter le temps, de travailler le mouvement sans le montrer.”

Matière et révélateur

La lumière est présente qu’on le veuille ou non. C’est un flux. Je ne la conçois pas comme une matière, mais comme un révélateur de matière”, affirme l’artiste Joan Giner, également présent lors de Fiat Lux avec sa pièce Caustic Ballet. “Elle me permet de donner l’illusion que des matériaux qui ne sont pas lumineux par essence le deviennent.” C’est en effet le cas ici avec cette sculpture mappée à l’échelle humaine et composée de tubes de Plexiglas transparents sur lesquels vient se diffracter la lumière d’un vidéoprojecteur à 360°. En mêlant les techniques originelles du mapping vidéo à celles de la sculpture (et de la création sonore : l’œuvre bénéficiant d’une bande son composée par l’artiste et actuel directeur du Théâtre de l’Hexagone, Jérôme Villeneuve) dans une évocation troublante d’un univers englouti de science-fiction, Joan Giner immerge le public dans son architecture virtuelle et lumineuse. De son côté, le plasticien Barthélémy Antoine-Lœff donne corps à la lumière en usant de changements d’échelle et de manipulations spatiales (nous l’avons vu avec les jeux de spectres lumineux de Ljós, son installation lauréate du Prix Cube 2016). Pour Fiat Lux, il présente Soleil Noir, une supernova enfermée dans un cube, tentative poétique pour capturer la lumière insaisissable d’une étoile mourante. “Lumière, c’est la vie, la transformation. Soleil Noir représente la fin d’une étoile et le début d’un trou noir. J’aime mettre en scène des phénomènes invisibles, climatiques, environnementaux, physiques en m’emparant de la lumière, qui est aussi le symbole de la connaissance”, nous explique l’artiste. Lui aussi, comme son confrère Olivier Ratsi, use de différentes approches quand il s’agit d’utiliser de la lumière dans son travail. “Pour moi, c’est une lumière-matière qui révèle les activités physiques invisibles qui nous environnent. La lumière enrichit notre rapport à la vie, elle éclaire (dans les deux sens du terme) notre rapport au monde. Elle rend perceptible ce qui nous échappe, même quand nous ne captons pas toutes ses manifestations. C’est très mystérieux et poétique.”

 

Soleil Noir de Barthélemy Antoine-Loeff - Photo © BAL

Pixel Noir

Source de lumière matricielle de la création numérique, le pixel est à l’échelle de l’infiniment petit ce que le soleil, noir ou pas, est à l’infiniment grand. Miguel Chevalier, qui présente actuellement Digital Beauty, une installation immersive et interactive géante réalisée pour une exposition monographique de l’artiste dans le cadre exceptionnel de l’ARA Art Center de Séoul, manipule ce point élémentaire de l’image numérique (qui en définit la couleur et la luminosité) depuis de longues années. Il est de ces artistes qui donnent vie aux éléments numériques et à leurs technologies d’une façon quasiment organique (c’est le cas par exemple de Fractal Flowers, un jardin virtuel génératif de huit écrans pour huit graines virtuelles qui poussent sur des écrans, mais aussi d’Extra Natural ou de Sur Nature).

 

Avancée Immobile d’Olivier Ratsi aux Biennales Chroniques 2023 - Photo © OR

Miguel Chevalier : Nous connaissons tous les fractales de Benoît Mandelbrot, mais il y a beaucoup d’autres modèles mathématiques qui sont exploités par les algorithmes et qui sont des sources de création possibles. Ce qui m’intéresse c’est comment ces formes permettent de nombreuses variations grâce aux algorithmes, dans une esthétique qui est vraiment propre au digital.

Pionnier des arts numériques, Miguel Chevalier compose des paysages à base de dispositifs interactifs s’inscrivant naturellement dans notre paysage technologique. “C’est un aspect qui est spécifique au digital. Il n’y a aucune autre forme d’art – ou aucun médium – qui permet une telle interactivité avec la création”, déclare l’artiste dont les œuvres posent des questions philosophiques sur notre avenir en tant qu’espèce dans l’environnement techniciste contemporain tout en s’inscrivant dans la longue histoire de l’art. “Je pense souvent à Seurat qui, à partir de la théorie de Michel-Eugène Chevreul, s’est intéressé au phénomène de diffraction de la lumière qui préfigure le tube cathodique, ou à des artistes comme Mondrian qui, en partant du figuratif, s’est emparé de l’abstraction et qui préfigurait déjà cette notion de pixel, elle-même préfigurée par les mosaïques qui, au fond, devancent un peu la notion d’image digitale”, nous explique-t-il enthousiaste.


La Chute d’Icare d’Olivier Ratsi, Centre Tignous, 2023 - Photo © OR

Nous le voyons, l’usage de la lumière est inhérent aux pratiques des artistes dits “numériques”. Celui-ci doit aussi beaucoup à la démocratisation des techniques, matérielles et logicielles : tou.te.s les artistes précité.e.s sont d’accord pour affirmer qu’ils bénéficient d’un accès facilité aux technologies actuelles. C’est aussi, de manière plus triviale, grâce à la large distribution de produits (tubes fluorescents puis tubes au néon, lampes au phosphore, LEDs) et de technologies (logiciels, programmation, machinerie, éclairages scénographiques) que ces artistes déterminent aujourd’hui les conditions de possibilité de nos expériences artistiques, tout en bouleversant notre rapport au monde et à l’œuvre. Et c’est ainsi que la longue histoire de l’art se poursuit.

 

Arts numériques : résilience et écoresponsabilité

Publié le 09/03/2023

Face à l’urgence climatique, les arts numériques se remettent eux aussi en question et tendent vers des pratiques plus durables et moins énergivores. Comment l’écoconception impacte-t-elle l’esthétique mais aussi l’éthique de la création numérique ?

Autrice : Carine Claude
Article rédigé en partenariat avec la revue AS
 
Photo d'illustration : Monolithe de Fabien Léaustic – Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez

L’art numérique ne se résume pas qu’aux écrans. Il irrigue les installations de ses données, joue à cache-cache dans la low tech, dialogue avec le vivant. L’écoconception des œuvres numériques s’inscrit dans toutes les strates complexes de ces artefacts hybrides, de leur création à leur production en passant par leur monstration.

“L’écologie et l’environnement sont des problématiques très pragmatiques dans la production des œuvres, mais elles sont aussi un sujet en soi”, explique l’artiste chercheur Fabien Léaustic qui centre son travail sur la prospective entre art et sciences. Ses matériaux de prédilection ? Le phytoplancton, l’argile et l’ADN. “À mon échelle personnelle, mais aussi en tant qu’artiste et chercheur, je m’interroge sur le genre de production à laquelle j’ai envie d’aboutir, quelle construction je veux pour un futur souhaitable. Les œuvres que j’ai développées en collaborant avec ces matières se sont implémentées au fur et à mesure dans ma recherche de manière très concrète avec cette dimension d’écoconception.”

Avec Geysa (2018), un hypnotique geyser d’eau et d’argile rouge qui jaillit à 20 m de hauteur, il reproduit un phénomène naturel de manière artificielle. Un geste plasticien et technologique spectaculaire réalisé à la Cité des sciences pendant la Nuit Blanche mais très énergivore. Un constat qui a amené Fabien Léaustic à repenser de A à Z la conception de son œuvre avec un nouvel avatar, La Terre est-elle ronde ? “Par rapport à Geysa, je divise par cinquante la quantité d’eau et d’argile”, explique l’artiste qui a réalisé sa thèse dans le cadre du programme SACRe (Sciences, arts, création, recherche). “J’ai choisi de l’argile employée pour lubrifier les têtes de forage qui puisent dans les nappes aquifères et les gisements pour ses propriétés plastiques et pour toute la sémiologie transmise par cette matière utilisée dans l’industrie extractiviste.”

Dans l’installation Ruines (2017), il fait du vivant son matériau de création. Ses hauts monolithes de phytoplanctons irrigués par de l’eau mutent au rythme de la croissance des organismes. “La démarche pragmatique de la conception écologique de l’œuvre prend en considération les problématiques éthiques et environnementales qui, pour finir, déterminent un choix esthétique.” Là encore, les différentes itérations de cette installation ont abouti à son autonomisation : “Même si la pompe consomme peu, lorsque j’aurai mis en place un pompage mécanique, gravitationnel, et non plus électrique, j’aurai affranchi totalement le dispositif de l’électricité. Je déconnecte la prise du réseau”.

Ruines de Fabien Léaustic - Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez
 

Le coût environnemental des activités digitales est aussi l’une des préoccupations de cet artiste qui crée également des œuvres 100 % numériques. “Nous parlons souvent de l’impact environnemental du numérique dans le stockage mais ce sont surtout les calculs et les flux de données qui posent problème”, confie-t-il. “En outre, mettre à disposition du public des œuvres en ligne permet de démocratiser l’accès à l’art, mais à quel prix ? Si elles sont stockées sur un serveur alimenté au charbon, la balance n’est plus bonne car il n’y a plus de rapport positif à l’art.” Cette question du rapport à l’œuvre soulève également celle de sa monstration. Les œuvres numériques doivent-elles être nécessairement en ligne pour exister ou peuvent-elles vivre off line en étant présentées dans un contexte d’exposition sur une période donnée ?

Ces questions de fond, Cédric Carles les explore depuis plus de vingt ans. Artiste, designer et chercheur, il est à l’initiative du Solar Sound System, un module de sonorisation fonctionnant à l’énergie solaire et de l’Atelier 21, un laboratoire citoyen d’utilité publique. “Toute la question est : les artistes du numérique qui essayent de limiter leurs impacts environnementaux, que racontent-ils dans leurs œuvres ? Nous ne pouvons pas séparer le discours, le concept et la forme. L’art est une forme de résistance. Quand nous sommes dans ce processus créatif, nous intégrons, d’un point de vue philosophique mais aussi terre à terre, toutes ces contraintes environnementales : comment puis-je limiter mon empreinte ? Comment trouver et utiliser des énergies plus durables, frugales et responsables ?”

Tête chercheuse de projets écoresponsables et d’innovations énergétiques, il est à l’origine de Paléo-énergétique, un programme de recherche citoyen retraçant une histoire alternative de l’énergie et développant des solutions durables à partir de brevets anciens. “Dans nos développements, nous ne nous empêchons pas d’utiliser le numérique car il faut bien identifier les luttes dont nous parlons. Nous vivons un éclatement socioculturel. Or, nous savons que seuls l’art et la culture arrivent à tendre la main à des peuples qui ne partagent pas la même langue. L’art et la musique sont des langages de paix. Le numérique offre cette capacité de liberté qui permet de diffuser les artistes au même niveau que les grosses plates-formes.” La radio du Solar Sound System, radio3s.org, émet ainsi dans le monde entier. “C’est un porte-voix pour les jeunes producteurs de musique électronique, une porte ouverte sur le monde. Comme tous nos sites, elle est hébergée à l’énergie solaire par Horus, une plate-forme d’hébergement responsable suisse.”

Cette année, il a lancé un nouveau site, le Retrofutur Museum, un musée virtuel retraçant les recherches du programme Paléo-énergétique qui donne une seconde vie à ces inventions et à leurs créateurs, grands oubliés de la transition énergétique. Dans cet esprit, l’Atelier 21 vient de publier Retrofutur : une autre histoire des machines à vent. “Quand quelqu’un fait appel à l’Atelier 21 ou au Solar Sound System, il y a certes cet aspect écologique mais derrière, tu soutiens quelque chose en plus, des projets de fond, une autre vision de la société.”

Retrofutur Museum, parabole Mouchot - Photo © Cédric Carles
 

Un nécessaire dialogue

Au-delà de leur création, l’écoconception interroge de manière plus large la monstration des œuvres numériques dans le contexte de l’exposition. Ce questionnement, qui porte à la fois sur la matérialité de l’œuvre et l’écosystème dans lequel elle est présentée au public, induit un nécessaire dialogue entre artistes et diffuseurs, parfois très en amont de la production. “Lorsqu’un artiste te propose une installation numérique, il est toujours intéressant de pouvoir l’interpréter avec ses propres inputs, sa propre culture”, témoigne Carine Le Malet, curatrice et directrice artistique spécialiste des arts numériques. “Il te donne des clés, des bases, une manière de l’aborder, mais cet espace te laisse la place d’ajouter ton propre niveau de lecture, ce qui se traduit par des questions concrètes : que voulons-nous montrer au public ? Pourquoi ? Comment y parvenir ? L’écoconception fait partie de ce processus.”

Si la prise de conscience n’est pas récente pour les centres d’art, les galeries et les musées, la mise en pratique tâtonne. Système D et bonne volonté individuelle prévalent chez les programmateurs. “Beaucoup en sont encore au stade de la sensibilisation car la difficulté est de se rendre compte de l’impact réel du numérique, ce qui demande des connaissances et des compétences qu’il est parfois difficile de trouver chez les diffuseurs”, constate Fanny Legros. En 2020, cette ancienne directrice de la galerie Jérôme Poggi a créé Karbone Prod, une agence de conseil pour accompagner les acteurs du monde de l’art dans l’écoconception de leurs productions. Elle explique que 90 % des impacts environnementaux d'une production ont lieu dès sa conception : “Malheureusement, il n’y a pas de réponses miracles, tout dépend des situations de chacun en fonction des usages, de la création, du bâtiment, du nombre d’expositions, des productions réalisées et des moyens mis en place par les équipes”.

“Toute la difficulté est de savoir où placer le curseur. Nous arrêtons-nous aux œuvres elles-mêmes ou devons-nous prendre en compte toute la logique de production ?”, s’interroge pour sa part Clément Thibaut, directeur artistique du centre d’art numérique Le Cube. Il précise : “Si nous prenons l’exemple de l’empreinte carbone, n’analysons-nous que l’exposition, c’est-à-dire la fabrication, le transport des œuvres et la scénographie ou devons-nous prendre en compte la consommation électrique ainsi que l’ensemble des mouvements et des transports, y compris des publics ? Les espaces de stockage et les flux numériques utilisent également des ressources fossiles. Le premier point complexe est de réussir à mesurer l’impact ; le second est de définir des critères et une méthodologie pour moduler et modifier nos actions, et enfin trouver des idées de contournement”.

Des réseaux comme HACNUM – le Réseau national des arts hybrides et cultures numériques – se penchent sur ces problématiques. Régulièrement, il convie ses membres à réfléchir, dans des groupes de travail, aux impacts environnementaux des activités culturelles, notamment numériques. “Les réseaux ont une véritable place à prendre sur ces questions”, confirme Clément Thibaut. “Nous sommes tous d’accord sur le constat mais il faut maintenant trouver des moyens d’action efficaces.”

La Terre est-elle ronde ? de Fabien Léaustic - Photo © Adagp Photographies / Juan Cruz Ibanez
 

Le contexte d’exposition des œuvres numériques soulève d’autres interrogations. Pour le directeur artistique du Cube, si la matérialité des expositions demeure nécessaire, la question se pose pour certaines œuvres numériques. “C’est un problème complexe. Pour IA, qui es-tu ?, l’exposition des vingt ans du Cube, nous avons décidé de la monter en ligne – nous étions encore dans un contexte de confinement. Même si le coût est quatre fois plus cher, nous avons eu recours à un hébergeur vert. Il s’agissait aussi de développer un site frugal et optimisé en termes de consommation énergétique.” Cette démarche “résiliente” a été inscrite en amont du cahier des charges pour les équipes. “Cette expérience nous a aussi poussés à nous interroger sur ce qu’est une bonne exposition en ligne. Avec le Covid, les expositions virtuelles se sont multipliées, mais souvent au détriment du rapport à l’œuvre.”

De plus en plus d’appels à projets artistiques, en particulier dans le secteur des arts numériques, intègrent des objectifs d’écoresponsabilité dans la conception et la production des œuvres. Avec le paradoxe que, pour obtenir des subventions, certains concepteurs confèrent une inflexion green à leurs créations, au risque qu’elles soient davantage d’ordre cosmétique que conceptuelle. “De nombreux artistes sont habités depuis longtemps par ces préoccupations environnementales, comme Sandra et Gaspard Bébié-Valérian ou Barthélemy Antoine-Lœff”, rappelle la curatrice Carine Le Malet. “Nous avons vu fleurir des appels à projets sur la fonte des glaces, puis sur la surveillance, puis sur la mémoire, le sommeil, le travail. Les artistes sont des éponges qui captent les signaux faibles de la société et ils vont mettre dans leurs créations leurs observations, leurs joies, leurs angoisses. Ils n’ont pas forcément besoin qu’on leur souffle à l’oreille des sujets ou qu’on leur dise d’être écoresponsables.” Par contre, pour les institutions culturelles, inscrire l’écoresponsabilité dans leurs missions s’avère indispensable. “Je crois savoir que le ministère de la Culture prépare des ‘référentiels’ pour le secteur”, confie Fanny Legros. “Je pense qu’il est indispensable de réfléchir à des outils qui apportent des résultats multicritères autres que carbone et qui peuvent aider les institutions dans leur prise de décisions en fonction de l’impact des projets. Il va falloir aussi un appui important du Code des marchés publics.”

Face à l’urgence sociale et environnementale, des voix s’élèvent pour établir un cadre servant à inscrire l’écoresponsabilité dans les pratiques curatoriales. Dans une tribune publiée dans Le Monde le 28 septembre dernier, Guillaume Désanges, président du Palais de Tokyo, lançait un cri d’alarme. Selon lui, les espaces de monstration doivent implémenter d’urgence ces pratiques écoresponsables, un virage éthique vers ce qu’il appelle une “permaculture institutionnelle”. “Les artistes sont les champions de l’adaptation, sachant sublimer le réel et créer à partir de peu”, écrit-il. “Son histoire étant bien plus ancienne que la modernité industrielle, l’art a beaucoup à nous apprendre en matière d’autonomie, de réflexion critique sur les matériaux, de durabilité, de recyclage et de simplicité comme force.” Les artistes du numérique le prouvent.

Grand River & Marco Ciceri nous racontent la naissance de FOG [INTERVIEW]

Publié le 27/02/2023

Dans le cadre de la prochaine édition d'Electrons Libres, nous accueillerons FOG, une performance audiovisuelle electronique envoutante et minimaliste. Il s'agit de la dernière création de la compositrice Aimée Portioli, plus connue sous le nom de Grand River, et de l'artiste plasticien Marco Ciceri. Avant d'embarquer dans ce voyage grandiose le 09 mars prochain, nous avons posé quelques questions au duo.

Electrons Libres I Robert Henke : CBM 8032 AV + GRAND RIVER & MARCO CICERI : FOG (live A/V)


Ce n'est pas la première fois que vous collaborez tous les deux. Pouvez-vous nous expliquer votre rencontre artistique, les différents projets que vous avez menés ensemble & la naissance de FOG ?

Nous nous sommes rencontré·es il y a neuf ans lors d'un événement à Milan, où nous étions programmé·es avec des projets différents. Par la suite, nous sommes resté·es en contact et avons commencé à parler de collaborations potentielles. En 2015, nous avons tous deux déménagé à Berlin, d'abord Marco, puis Aimée peu après. Nous nous sommes donc retrouvé·es à vivre dans la même ville, à aller aux mêmes concerts, événements et expositions. Nous nous sommes rapidement et très naturellement lié·es d'amitié et avons spontanément commencé à compter l'un·e sur l'autre pour productions artistiques également. Lorsque nous avions besoin d'une vidéo ou d'un visuel d'un côté, d'une bande sonore ou d'un sound design de l'autre, nous nous demandions l'un·e à l'autre. Cet échange nous a donné envie de créer quelque chose ensemble. En 2017, nous avons commencé à travailler sur 0,13%, un spectacle audiovisuel sur la relation entre les humains et la nature, un sujet qui est souvent au centre de nos conversations quotidiennes. Nous l'avons joué pendant trois ans et l'année dernière, nous avons décidé de développer un nouveau spectacle à partir de zéro : FOG.

0,13% -  Grand River & Marco Ciceri

"Parfois, nous avons le sentiment et la conviction d'en savoir beaucoup et parfois, nous nous heurtons à la frontière de notre ignorance. Cela nous pousse à être davantage humble."

Le FOG peut être défini comme un voyage entre lE SENTIMENT de sécurité QUE PROCURE ce qui est déjà connu et l'inconfort d'explorer les frontières de ce qui est inconnu. Qu'est-ce qui vous a amené à explorer ce champ de réflexion ?

Nous sommes deux personnes très curieuses, qui aiment remettre en question nos connaissances. Nous aimons nous inspirer de domaines qui sont en dehors de nos champs de prédilections. Le FOG est la représentation de l'inconnu et du concept de connaissance sous ses différentes formes, et il est le résultat de nos différents sentiments. Parfois, nous avons le sentiment et la conviction d'en savoir beaucoup et parfois, nous nous heurtons à la frontière de notre ignorance et cela nous pousse à être davantage humble.

FOG -  Grand River & Marco Ciceri

 

"Notre méthode de travail consiste à créer une narration basée sur des adjectifs qui décrivent graphiquement les différentes tableaux que nous voulons réaliser."

Comment travaillez-vous pour créer un récit fort et singulier à travers la composition musicale et les visuels ?

Notre méthode de travail consiste à créer une narration basée sur des adjectifs qui décrivent graphiquement les différentes tableaux que nous voulons réaliser. Pour fonctionner, ces adjectifs doivent être transposables à la musique et l'écran, tout en restant en corrélation avec l'intention générale. Cette méthode nous aide à trouver un terrain commun, où nous pouvons façonner notre histoire. Cela établit une base solide pour nos créations irespectives. Certains contenus vidéo pour FOG ont été créés sans aucune musique, en s'en tenant à l'ambiance que nous voulions explorer. De la même manière, des compositions musicales ont été développées sans aucune référence visuelle. Nous avons maintenu une communication étroite pendant cette phase et, au fur et à mesure que nous progressions dans le développement chacun·e de notre côté, nous avons commencé à assembler l'audio et la vidéo dans un scénario qui est le cœur de la performance en direct.

FOG -  Grand River & Marco Ciceri
 

"Nous pensons que les différences entre les gens peuvent être précieuses"

Cet événement s'appelle "Electrons Libres". Qu'est-ce que cela signifie pour vous deux ? Vous considérez-vous comme des électrons libres ?

Bien sûr ! 
Nous pensons que les différences entre les gens peuvent être précieuses, un peu comme une différence de potentiel (nb : notion de "tension" en physique ; les objets possèdent des charges électriques différentes). Tout comme la différence de potentiel déplace les électrons vers la dominante positive, les différences de chacun·e peuvent nous mener vers un avenir favorable.


 

Le dernier et troisième album de Grand River, All Above, est sorti le 24 février dernier. Pour l'écouter :

 

 

Impacts environnementaux d’une œuvre d’art numérique, avec le studio Chevalvert [étude]

Publié le 09/01/2023

© Chevalvert

Si la question environnementale est un sujet de plus en plus abordé par les artistes, les démarches d’éco-conception des œuvres sont encore encore à imaginer et à développer dans le champ des arts numériques. Pour initier et structurer ces démarches, il est nécessaire de mieux comprendre quels sont les impact environnementaux potentiels générés par des œuvres d’art numérique et d’identifier les principaux éléments ou étapes contribuant à cet impact pour informer les artistes et nourrir leurs réflexions sur les choix de conception.

Le Labo Arts & Techs s’est donc associé au studio Chevalvert pour réaliser l’analyse de cycle de vie de leur installation Far Away. L’objectif de cette étude est de mieux comprendre les impacts environnementaux générés par une œuvre d’art numérique lors des différentes étapes de son cycle de vie. Elle vise d’une part à quantifier les impacts environnementaux potentiels de cette œuvre, et d’autre part à identifier les étapes du cycle de vie ainsi que les composants et choix techniques ayant le plus d’impact.

Accéder à la synthèse de l'analyse de cycle de vie de Far Away
Accèder à l'analyse complète 


Rencontre avec Stéphane Buellet, cofondateur et directeur artistique de Chevalvert.

Peux-tu te présenter ? 

Je suis designer graphique depuis 2006 et je pratique également la programmation créative (ou creative code), l’interaction et un peu de motion design. En 2007, j’ai cofondé le studio Chevalvert avec Patrick Paleta. Nos profils étant complémentaires, nous avons partagé nos réflexions et nos pratiques sur le signe dans l’espace, l’interactivité, le dessin ou encore la typographie. Le corps et le geste sont souvent au centre de toutes ces disciplines.

© Chevalvert

Depuis tout petit, le fonctionnement des choses, les sciences et les logiques organiques (biologie) m'intéressent beaucoup. À la fin de mes études d’art appliquées à Lyon en 2005, j'ai été attiré par la programmation créative et l'interaction. J’ai commencé à créer des installations qui réagissent de manière autonome et organique aux stimulis de leur environnement, qu’ils soient humains ou non. Avec Chevalvert, nous travaillons à créer des interactions physiques dans des contextes spécifiques, encore plus quand le public est au centre du dispositif et pas seulement spectateur.

Avec Stereolux, nous avons multiplié les collaborations depuis 2014.

2014 : Présentation de l’installation MURMUR (2013) durant le festival Scopitone
2016 : Workshop Stéréo-signes « Et si nous fossilisions nos données », une collection de signes graphiques sensibles à des capteurs
2017 : Design graphique pour le cycle thématique de conférences Art, Design & Intelligence Artificielle 
2018 : Workshop Wip Map, cartographie générative
2018 : Présentation de l’installation STRATUM durant le festival Scopitone
2019 : Bassins de Lumière (projet Art/Science avec le CRENAU)
2020 : Conférence Open-Talk (sur l’invitation de Martial Geoffre-Rouland)
2022 : Workshop « l’aléa comme moteur de création »

 

© Chevalvert / Stereolux / Workshop « l’aléa comme moteur de création »

Sous la forme de workshop ou d’exposition, nous avons de nombreux échanges basés sur le long terme avec Stereolux. C’est rare et précieux. Nous partageons aussi ce type de relation avec certains clients et institutions. À contre-courant des temps courts ou des « one shot », nous valorisons cette façon d’appréhender le design et la production artistique, dans la durée et la confiance. En interne avec l’équipe (Camille Coquard, Mathieu Mohamad et Arnaud Juracek) c’est aussi sur ce principe que nous développons le studio.

L’année dernière, c’est en toute logique que nous avons répondu présent à la demande de Martin Lambert du Labo Arts & Techs de Stereolux sur l’analyse de l’une de nos récente installation d’un point de vue éco-conception. Nous avons accepté car d'autres artistes semblaient également motivés d’ailleurs. Finalement, nous sommes les seuls à être allés jusqu’au bout du processus avec Martin.

 

Quelle est votre position au sein du studio concernant les démarches d'éco-conception des installations ? 

En 2013, nous avons développé l’installation Murmur (avec une équipe ouverte composée notamment d’artistes comme Julia Puyo (en stage à ce moment-là) et Julien Gachadoat. Personnellement, en tant que designer je trouvais que la course au gigantisme et au besoin de vidéoprojecteur de plus en plus puissant (sur les mapping par exemple) manquait de simplicité, d’élégance, notamment au regard de la poésie qui peut découler des créations autour de la lumière et des interactions. Sans le savoir, ce désir de simplicité convoquait déjà des questionnements autour de l’éco-conception. Cette démarche je l’avais d’ailleurs découverte durant mes études de design (via le designer Victor Papanek, connu pour son ouvrage “The Green Imperative: Natural Design for the Real World” publié en 1995).

© Murmur, Chevalvert

Depuis Murmur, dix années sont passées à présent. La plupart de nos installations sont réalisées en France (à Lyon) chez nos partenaires Hémisphère (ingénieurs). Nous intégrons petit à petit l’éco-conception et la recyclabilité dès l’écriture du projet, autant que possible. Parfois nous sommes encore contraints de commander un ESP (carte de contrôle électronique) en Asie. C’est d’ailleurs ce qui ressort sur l’étude de Far Away et que nous devons à présent faire évoluer.

Aujourd’hui, au sein du studio, l’objectif est d’abord de pouvoir vivre de ce que l’on fait. En tant que designer indépendant, nous devons évidemment penser à la viabilité économique de nos projets. En revanche, cela ne doit pas se faire au détriment du reste. La durabilité et l'éco-conception peuvent être compatibles avec une activité économiquement viable. En prenant en compte les aspects humains, techniques et écologiques de nos décisions, nous pouvons créer des solutions « sensées et pensées » pour qu’elles soient à la fois viables sur le plan économique et respectueuses de l'environnement. Le "bon sens" précède l’éco-conception. Agir de manière responsable et réfléchie en prenant en compte les conséquences à long terme de nos actions.

 

Peux-tu nous parler en particulier de Far Away ? 

Far Away est une création imaginée pour le festival Constellation de Metz 2021 (sur l’invitation de Jérémie Bellot). L’installation s’apparente à une scène d’exploration spatiale, matérialisée par 12 Sentinelles en rotation, scannant le terrain à la recherche d’un signe, d’un mouvement, d’une ressource.

Ces Sentinelles, mi-scanners, mi-girouettes, s’activent dans un ballet cyclique et minimal. Le passage du public sous ces objets semble perturber leur fonctions exploratoires… L’installation renvoie à la condition et à l’isolement des robots d'exploration (comme Perseverance sur Mars). Cette création s’intéresse aux conditions de transmission d’un message dans l'espace, aux interactions homme-machine, autant qu’à la présence de la vie, ici, comme très loin d'ici…

© Far Away, Chevalvert, vidéo : Scanair, Florient Pugnet

Le développement technique et la fabrication de Far Away a été réalisé par Hémisphère et Chevalvert. Ce qui nous intéressait avec le projet Far Away, c’est qu’il n’a pas été imaginé et conçu dans une pure démarche d’éco-conception, mais plutôt à partir d’une narration spécifique et d’impératif économique intrinsèque à la réalisation de ce type d’œuvre en série. Ce qui nous intéressait donc, c’était de se mettre les pieds dans le plat et de se rendre compte, honnêtement et sans faux-semblants, de son impact environnemental, sans "greenwashing", ni excuses.

L’étude révèle que l’œuvre est relativement bien pensée, conçue et sobre en consommation énergétique, mais que le voyage et l'importation de ses composants électroniques suffisent à alourdir considérablement son impact. Les chiffres nous ont même surpris car nous ne pensions pas que cela pouvait aller aussi loin alors que les objets électroniques en questions sont petits et tiennent dans le creux de la main.

 

Comment est née l’idée de cette analyse de cycle de vie avec Stereolux & pourquoi ? 

Depuis un moment, au détour de workshops, nous échangions avec le Labo Arts & Techs sur ces questions du vrai poids technologique du numérique, de l’internet notamment ou du streaming. De la sémantique déployée (cloud, réseau, disponibilité) tout paraît léger, à portée de main, et en réalité cette dépendance nécessite des immeubles entiers pour abriter des datacenters.  Il est important de noter que ces problèmes ne sont pas uniquement liés à l'utilisation de l'internet et du streaming, mais également à l'ensemble de la chaîne de production et d'utilisation de technologies numériques. Par exemple, la production de smartphones, ordinateurs et autres appareils électroniques nécessite également des matériaux rares et leur fabrication peut avoir un impact environnemental significatif.

Pour les installations, c’est différent. Celles-ci ne n’exploitent pas forcément les réseaux, mais en revanche nécessitent parfois des éléments lumières, des cartes électroniques (Raspberry, Arduinos, ESP) pour pouvoir fonctionner. Ces cartes sont composées de matériaux rares, de silice également et ces matières premières se trouvent la plupart du temps en Afrique ou en Asie dans des carrières.

© Chevalvert / Hémisphère

Leur extraction est souvent associée à des problèmes environnementaux et sociaux, tels que l'exploitation de la main-d'œuvre et la pollution de l'air et de l'eau. En outre, le transport de ces matières premières vers les usines de traitement et les ateliers de fabrication consomme également beaucoup d'énergie et contribue aux émissions de gaz à effet de serre.

Au final, il est essentiel de prendre en compte ces impacts lors de l'adoption de technologies numériques et de trouver des moyens de les minimiser. Cela peut inclure l'adoption de technologies plus écologiques, le recyclage des appareils obsolètes et la sensibilisation des consommateurs aux questions environnementales liées à l'utilisation de technologies numériques. Cette étude nous a aidé à mettre à plat tout cela, notamment en assumant clairement nos écueils passés.

 

Comment vois-tu l'évolution de ces démarches au sein du secteur des arts numériques dans les années à venir ? 

J’ai encore oublié ma boule de cristal à la maison (!) mais je me lance. Comme à chaque bouleversement socio-culturel ou économique, les artistes questionnent leur pratique.

Notons que cela ne signifie pas que les technologies numériques vont disparaître de l'art ou que les artistes vont abandonner leur utilisation complète. Au contraire, je pense que les technologies numériques continueront à être un outil important pour les artistes et à jouer un rôle clé dans l'évolution de l'art. Cependant, il est probable que leur utilisation soit de plus en plus consciente et responsable.

Depuis quelques années, on entend parler d’un mouvement post-numérique (très bon article chez Usbek et Rica https://usbeketrica.com/fr/article/art-post-numerique-design) mais ça me semble parfois fumeux. En revanche, certaines pratiques comme celles de Barthélemy Antoine-Lœff me semblent plus concrètes, il interroge par exemple le coût énergétique de ses travaux exposés. Élise Morin et ses Waste Landscape (où le déchet devient paysage) ou Justine Emard et son œuvre Supraorganism qui révèle une forme d’intelligence nourrie par une communauté d’abeilles, sous le forme de sculptures de verre, de façon très poétique et éthérée. Juliette Bibasse et Joanie Lemercier participent aussi activement à cette sensibilisation autour des enjeux environnementaux.

© Supraorganism, Justine Emard par David Gallard - Scopitone 2021

© Tipping Point, Barthélémy Antoine-Loeff par David Gallard - Scopitone 2021

Suivant les artistes, l’éco-conception est tantôt un sujet, tantôt un processus. Cette différence est importante car elle met en valeur l’idée qu’un ou une artiste qui "parle" d’éco-conception ne le fait pas forcément avec des moyens qui eux sont éco-conçus. Inversement, une artiste peut traiter d’un sujet qui n’a rien à voir, tout en mettant en place une démarche qui tend à être éco-conçue. Cela paraît évident, mais ça mérite d'être dit. 

Dans les prochaines années, j'imagine que de plus en plus d'artistes exploreront de nouvelles façons de créer de l'art en utilisant moins de technologies numériques ou en utilisant des technologies plus responsables, voire aucune.

Les artistes aiment occuper l’espace et ils continueront à le faire en explorant de nouvelles façons de créer de l'art et à utiliser des technologies numériques de manière responsable et durable. Et si cela peut aider à sensibiliser les gens aux questions environnementales et à promouvoir des pratiques durables dans le monde entier, c’est encore mieux. 

Accéder à la synthèse de l'analyse de cycle de vie de Far Away
Accèder à l'analyse complète 

L'ART NUMÉRIQUE À L'ÉPREUVE DE LA PURETÉ ÉCOLOGIQUE

Publié le 02/11/2022

Les impacts de la numérisation croissante sont dorénavant connus et sa prétendue immatérialité ne fait plus illusion. Si des acteurs et actrices du secteur cherchent aujourd'hui à promouvoir un « numérique responsable », qu'en est-il dans le champ de l'art numérique ? Comment la question environnementale est-elle prise en compte par ces artistes dans leur pratique ? Au-delà de la tentation de les soumettre à un « test de pureté » écologique, leur contribution se joue-t-elle dans la construction de nouveaux imaginaires ?

Cycle thématique : Enjeux environnementaux des arts numériques


ART À GÉOMÉTRIE SOUTENABLE

« Il y a un côté "deux pas en avant, un pas en arrière" lorsque tu te poses des questions d'éco-construction et environnementales. » Juliette Bibasse

Le champ culturel n'est pas exempt d'une prise de conscience de son impact environnemental. Sur le versant des arts numériques, le réseau français Hacnum a d'ailleurs lancé un groupe de travail en septembre 2022, lors du festival Scopitone, afin de mettre en commun les réflexions. Au cœur de celles-ci : comment réduire l'empreinte écologique de la création numérique ? Les démarches se multiplient du côté d'artistes cherchant à calculer leur impact, utiliser des matériaux moins polluants, privilégier des pièces remplaçables, s'impliquer dans des démarches d'éco-conception ou encore low-tech...
C'est notamment le cas du plasticien Barthélémy Antoine-Lœff, dont toutes les œuvres sont réfléchies pour avoir un coût écologique le plus faible possible. Un paramètre qu'il revendique comme partie inhérente à ses travaux. Pour son œuvre Tipping point, il a défini sa propre échelle du « raisonnable » lui permettant de mettre un iceberg sous cloche afin d'alerter sur la fonte des glaciers. « Si la limite est atteinte, je considère que l’œuvre peut mourir » explique-t-il. « C'est une œuvre qui consomme de l'énergie et dont le message est d'alerter sur les enjeux écologiques. C'est une ambivalence que j'assume car, si elle a un impact sensible sur le public, la partie est gagnée ».

Les considérations environnementales changent assurément la manière de travailler et impactent l'artistique. « Il y a un côté "deux pas en avant, un pas en arrière" lorsque tu te poses des questions d'éco-construction et environnementales » témoigne Juliette Bibasse, productrice, curatrice et directrice artistique du Studio Joanie Lemercier.

Tipping point - Barthélémy Antoine-Loeff © Gregoire Edouard

GRAVIR L'ÉCHELLE

« C'est le rôle des artistes de montrer qu'on peut inventer d'autres façons de se comporter, d'avoir un autre rapport au temps. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera ». Barthélémy Antoine-Lœff

Mais les artistes ne sont pas les seul·es concerné·es par la nécessité de réduire leur impact environnemental. « Ces enjeux nécessitent un changement de système et de modèle économique qui implique toute la filière » explique Léa Conrath, coordinatrice du réseau Hacnum. Un critère qui devient progressivement transversal à toutes les étapes de création, production et diffusion d'une œuvre. Il s'agit de « ne pas tout faire peser sur les artistes, qui ont leurs propres contraintes économiques. Quel poids a une œuvre par rapport au déplacement du public par exemple ? » interroge Barthélémy Antoine-Lœff.

Si ces démarches se développent, elles éveillent aussi quelques garde-fous. Le greenwashing est à éviter tout autant que la démagogie : « Annuler un événement sous prétexte qu'il consomme de l'énergie peut s'avérer trompeur, considérant qu'on a encore du mal à calculer son impact réel » alerte Juliette Bibasse. D'après la directrice artistique, il s'agit avant tout d'une question d'échelle en trompe l’œil, certains dispositifs ne dépassant pas la consommation d'équipements ménagers. « L'expérimentation pour créer une œuvre amène à se poser ces questions, cela créé des connaissances qui peuvent permettre de prendre conscience de ces données ». Il n'est donc pas question, pour elle, de boycotter les lieux d'exposition ou des festivals qui ne passeraient pas le « test de pureté » - considérant que si tu n'es pas parfait, tu n'as pas le droit de te prononcer sur le sujet - mais de les sensibiliser. « Il peut même être intéressant d'aller dans des endroits où il y a besoin d'agir en sous-marin, être un "cheval de Troie" pour poser des questions notamment sur le sujet de la crise énergétique » suggère Juliette Bibasse. Dans cette optique, le projet Solar Storm, en cours de conception par le Studio Joanie Lemercier, sera accompagné d'un discours explicitant la consommation de ses panneaux solaires.

Solar Storm - Joanie Lemercier ©
 

Pour Barthélémy Antoine-Lœff, une autre échelle est de mise : celle du temps. « Nous sommes à des niveaux de connaissances, de sensibilités et de réflexions différentes. C'est le rôle des artistes de montrer qu'on peut inventer d'autres façons de se comporter, d'avoir un autre rapport au temps. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera ».

POUVOIR MAGIQUE ET NOUVEAUX IMAGINAIRES

« Les artistes ont la capacité à écrire de nouveaux récits, à être des fenêtres sur d'autres possibles. » Barthélémy Antoine-Lœff

Ces tensions ne sont pas nouvelles pour ces artistes qui « cherchent constamment à analyser, interroger, détourner le numérique. Ils sont déjà dans le futur, dans une démarche prospective » explique Léa Conrath. La question du récit est d'ailleurs fondamentale dans leur travail. Pour Barthélémy Antoine-Lœff, « les artistes ont la capacité à écrire de nouveaux récits, à être des fenêtres sur d'autres possibles ». Juliette Bibasse est, quant à elle, « convaincue du rôle des artistes dans leur capacité à inventer des choses qui n'existent pas, c'est leur "pouvoir magique" : créer des imaginaires, utiliser la beauté pour choquer mais aussi éveiller les sens, susciter le désir, donner envie. Amener chacun à trouver où il va se sentir utile dans l'action ».

Barthélémy Antoine-Loeff, éleveur d’iceberg ©

« Il y a urgence à repenser notre impact environnemental, et le monde de la culture doit aussi s'emparer de ce sujet. » Martin Lambert

De nouveaux imaginaires « qui ne sont pas forcément alarmistes et terrifiants, mais peuvent aussi être positifs et porteurs d'espoir » invite Léa Conrath. Celui défendu par le Studio Joanie Lemercier, par exemple, n'a rien d'une sobriété amish ni d'une visio techno-optimiste dans laquelle les technologies nous sauveraient, il cherche plutôt à les démystifier. Les démarches low-tech – soit le recours à des technologies utiles, durables et économiques visant la sobriété énergétique et matérielle - sont d'ailleurs très présentes dans le champ des arts numériques. Is low the new tech ?

Si aller vers une création numérique plus soutenable semble un point de consensus, « cela doit rester une démarche libre. L'enjeu est, avant tout, d'accompagner les artistes qui souhaitent s'engager dans ce type de démarche, en leur fournissant des connaissances et des outils » témoigne Martin Lambert, responsable du Labo Arts & Techs de Stereolux et pilote du groupe de travail lancé par Hacnum. C'est dans cet objectif que le cycle « Enjeux environnementaux des arts numériques », qui se tiendra à Nantes en novembre et décembre 2022, permettra d'aborder les questions de numérique responsable et création artistique, d'éco-conception des arts numériques, et de low-tech. « Il y a urgence à repenser notre impact environnemental, et le monde de la culture doit aussi s'emparer de ce sujet », nous rappelle-t-il.
 

Article écrit par Julie Haméon

POUR ALLER PLUS LOIN

>> DIWO Arts & Tech Camp 
Revivez la première édition de DIWO (Do It With Others), un programme de deux semaines autour de l'approche éco-consciente de l'art numérique, organisé par le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux, en collaboration avec NØ & La Samoa.

J'ai testé : Huang Yi et Kuka

Publié le 12/05/2022

Ce spectacle mêlant danse contemporaine et arts visuels, narre la rencontre de deux protagonistes. D’un côté Huang Yi, adepte de recherches et écritures artistiques en lien avec les technologies. De l’autre, Kuka, un bras robotisé - ceux que l’on retrouve ordinairement sur les chaînes de montage industrielles. De ce couple fait de chair et de métal émane une constante poésie, dénominateur commun à l’ensemble des tableaux présentés durant la représentation.

Article écrit par l'un de nos bénévoles de "The Crew"


Une fois n’est pas coutume, l’impression retranscrite pour la soirée sera brève… Le spectacle était super ? Sans trop plaisanter, le degré d’exigence de la proposition de Huang Yi s’est avéré indéniablement élevé.

Côté interprètes on trouvait un bras d’assemblage de type Kuka orangé fixé sur un petit promontoire à droite de la scène de la salle Maxi, auquel ont répondu ensemble ou non au travers de différentes saynètes trois individus vêtus de noir. Grâce aux partis-pris narratifs, « l’incarnant », l’outil mécanisé, perd son statut d’objet standardisé dès l’introduction : le simple bras devient ‘Kuka’.

L’espace scénique, hormis l’apparition ponctuelle d’une chaise et d’un métronome, est dépourvu de tout élément. Aucun ajout n’est fait au noir du sol et des parois. Notre attention est dirigée vers l’avant où se répondent Kuka et les danseurs avec une dialectique gauche/droite, humain/robot, déplacement/ancrage rendue lisible sur la durée totale de la représentation.

"Il y a quelque chose de très, très satisfaisant à voir deux choses bouger parfaitement ensemble !"

Le choix a été fait d’accompagner la danse avec la diffusion de différents morceaux instrumentaux d’orientation classique aux arrangements épurés – un ou deux instruments. Avec une exception pour l’épisode ‘50s embaumé par When I Fall In Love de Nat King Cole. Dans tous les cas, la décision de ne pas proposer de présence musicienne participe aussi à la mise en valeur de la performance dansée. L’espace sonore est complété par les bruits émanant de Kuka durant ses actions les plus vives — le chapitre final est assez intéressant à ce propos car il opère un retournement des rôles : on entend Kuka mais ne le voit pas, pendant qu’il bouge de manière synchrone avec Huang Yi seul visible, transférant ainsi ses propriétés robotiques aux gestes du danseur.

"Le tout est sublimé par un dernier élément : la lumière."

Le tout est sublimé par un dernier élément : la lumière. Blanche, ocre, ou bleuté, celle-ci vient mettre en valeur la cinétique de la danse par des projections aussi simples que significatives. Que ce soit une prison rectangulaire au sol perdant progressivement ses contours, une douche nostalgique sépia, l’œil lampe torche de Kuka tantôt outil de recherche, tantôt phare dans la nuit…

Tous les éléments décrits précédemment servent de supports à une performance physique relativement exhaustive. Kuka est mis dans de nombreuses situations différentes où il peut être protagoniste, spectateur, pantin, voire marionnettiste. Chaque scène propose une progression narrative unique présentée par le biais de chorégraphies sans cesses renouvelées. Chorégraphies exécutées avec une finesse et une précision sidérantes. Il y a quelque chose de très, très satisfaisant à voir deux choses bouger parfaitement ensemble ! Toute la gestuelle tend à humaniser Kuka mais dans un élan de partage, les individus eux-mêmes produisent à l’occasion des mouvements mécaniques. La relation est poreuse.

"C’est l’accumulation d’éléments de qualité, maitrisés, qui font de la performance de Huang Yi un petit joyau." 

C’est l’accumulation d’éléments de qualité, maitrisés, qui font de la performance de Huang Yi un petit joyau. C’est un condensé d’inventivité avec plein d’instants mémorables : Kuka qui au début fait penser à Luxo Jr (la lampe de Pixar), Kuka deuxième moitié du duo amoureux habillé par Nat King Cole, la réflexion sur la mortalité avec le métronome, la valse baroque interprétée deux fois à la suite avec un changement dans l’entité meneuse… Autant de souvenirs qui profitent de l’épure d’une mise en scène médium d’une intimité partagée, puisque ce qui nous reste à la fin c’est l’interprétation. Et quelle interprétation.

VISIONNER UN EXTRAIT DE LA REPRÉSENTATION (TEDX, 2017) : 

 

Photos d'illustration de l'article par ©Summer Yen

ACTION CULTURELLE : "RACONTE-MOI EN GRAND LE QUARTIER MALAKOFF"

Publié le 10/05/2022

Sous l’impulsion artistique des professionnels SCOUAP pour la vidéo et Ajax Tow pour la bande sonore, les élèves nantais·es de l'École Bergson ont travaillé à la création d’un mapping vidéo et d’une création musicale sur 10 ateliers autour du thème "Raconte-moi en grand le quartier de Malakoff". Afin de valoriser in situ ce quartier au sein de la ville de Nantes, plusieurs projections de leur travail ont eu lieu sur la Tour Luxembourg I, en face de l’école. Retour sur la création d'un projet collaboratif unique qui a réuni petit·es et grand·es lors de la restitution le 22 mars dernier.


Pour réaliser ce mapping architectural de grande envergure, les élèves de CE2, CM1 et CM2 de l'école Bergson ont imaginé à quoi ressemblait leur quartier avant qu’ils et elles y habitent et ont pu raconter quelques anecdotes de leur vie au sein de ce lieu. Pour agrémenter les propos, Sandrine, bibliothécaire à Malakoff depuis 20 ans, est intervenue pour relater des changements que le quartier a connus depuis ces dernières années. 

Cette collecte d’informations a permis aux professionnels intervenants d’écrire un scénario que les élèves ont par la suite enregistré sous forme de bande sonore.
 

Le musicien Ajax Tow a accompagné les élèves pour une initiation musicale avec différents instruments proposés tels que des percussions, un synthétiseur, et même de l’initiation au scratching… Une carte blanche pour les enfants qui se sont appropriés l’instrument de leur choix pour réaliser une bande sonore qui est venue enrichir le propos. 

Pour la partie création vidéo, les enfants ont dessiné librement selon leurs envies afin de valoriser de façon cohérente le scénario écrit. Chacun·e a choisi un thème, par exemple : la sortie entre copain·ines ou encore la boulangerie du quartier… Une fois les dessins réalisés, c’est grâce à des logiciels de mapping et de création vidéo qu’ils se sont animés ; l’occasion pour le groupe d’élèves participant·es de découvrir la technologie du mapping vidéo grâce aux ordinateurs fournis en classe.

Vidéo finale projetée sur la Tour Luxembourg.
 
 

"L'œuvre participative a permis aux élèves de s’exprimer par le biais d’une création artistique."

Le 22 mars 2022, c'est le grand jour ! Pour la restitution, le ciel est dégagé et l'ambiance printanière. À la nuit tombée, de nombreuses familles de Malakoff et des curieux·ses ont pu admirer depuis le parvis de l’école cette création aux dimensions extraordinaires.

Prolongeant l’interactivité du projet le soir-même, les élèves disposaient d’une tablette connectée permettant de réaliser des dessins et des messages projetés en direct sur les derniers étages de la Tour Luxembourg.

Cet événement a permis de mettre en lumière l’histoire du quartier, ses anecdotes, ses évolutions par le prisme des enfants, matérialisé par ce mapping et sa bande sonore époustouflants."

L’ensemble des ateliers suivi de la restitution ont valorisé tout un quartier excentré. Cet événement a permis de mettre en lumière l’histoire de Malakoff, ses anecdotes, ses évolutions par le prisme des enfants, matérialisé par ce mapping et sa bande sonore époustouflants. De plus, les jeunes élèves ont pu s'exprimer par le biais d’une création artistique collective d'envergure. La cohésion de groupe et l’investissement dont ils et elles ont fait preuve tout au long des ateliers leur ont permis de prendre confiance en leur créativité et en leur capacité à restituer des idées via un support nouveau, avec sourire et fierté !

Article rédigé par Lena de l'équipe de l'Action Culturelle de Stereolux.

 

RETOUR EN VIDÉO SUR LE PROJET, DES ATELIERS EN CLASSE JUSQU'À LA RESTITUTION :                  

 

Ce projet a reçu le soutien de IMA PROTECT. 

Cette activité a également été développée avec le soutien de nos publics mécènes (MERCI !), avec le concours de Nantes Métropole Habitat. Vous aussi vous souhaitez nous aider ?

Infos et dons

Pour en savoir + sur le travail de SCOUAP, rdv sur son site web.
Pour découvrir celui d'Ajax Tow, rdv sur sa page Facebook.

LAB DIGITAL MAROC : RENCONTRE AVEC SOUKI, AMINE, RACHID ET LE COLLECTIF WAHM (INTERVIEW)

Publié le 09/05/2022

Le vendredi 29 avril, après Rotterdam, c’était le Maroc, ses inspirations, ses artistes et leur singularité qui s’invitaient dans nos murs pour une soirée dans le cadre de Stereotrip. Les lauréats du Lab Digital Maroc, un dispositif d'accompagnement artistique de l'Institut des Beaux-Arts de Tétouan et de l’Institut Français du Maroc auxquels Stereolux est associé, étaient présent·es pour une résidence de création de deux semaines. Entre artistes multidisciplinaires, plasticien·nes, visuel·les et vidéastes marocain·es, cette résidence a abouti sur l'exposition de leurs travaux lors de la soirée Stereotrip Maroc.

Retour d'expérience avec Soukayna Belghiti (Marchands de Sable), Amine Asselman (MUSAIC), Rachid Benyaagoub (Miroir d'écran) et Jad Mouride, Mouad Laalou, Zineb Sekkat du Collectif WAHM (Surveillé(e)).

Quels sont vos projets ?

J’ai compris plus tard qu’inconsciemment, mon sujet était la migration.

Souki : J’ai récolté des berceuses de femmes marocaines via Whatsapp et des images de manière quasi-obsessionnelle à la plage de Casablanca. J’ai compris plus tard qu’inconsciemment, mon sujet était la migration. Le fond de Marchands de Sable, ce sont des bribes de témoignages.

Soukayna Belghiti, Marchands de Sable

L’écran, c’est la matérialisation du quotidien et de l’identité.

Rachid : A travers Miroir d'écran, j’ai imaginé une nouvelle conception de l’écran, en tant qu’objet, en questionnant l’identité à l’ère du numérique. J’ai donc placé des bandes de miroirs sur un écran, pour en faire un code-barre. L’écran, c’est la matérialisation du quotidien et de l’identité. Il symbolise le voyage entre le réel et le virtuel. L’assemblage d’un écran numérique et d’un miroir, c’est le voyage entre deux identités, entre notre réflexion et ce que l’on souhaite voir. A l’aide de capteurs de mouvement, la personne qui vient regarder son reflet trouve finalement tantôt sa réflexion véritable dans un miroir, tantôt le reflet d’une silhouette en feu dans l’écran, suivant les mouvements en temps réel. 

Rachid Benyaagoub, Miroir d'écran

C’est une atmosphère, à travers laquelle la personne surveillée devient tout d’un coup celle qui surveille.

Mouad (collectif WHAM) : Surveillé(e) est une expérience immersive. Elle veut attirer l’attention vers les dérives des pratiques et des habitudes du numérique par le prisme de la surveillance. Nous pouvons penser que nous avons tous·tes quasiment la même relation au numérique, pourtant chacun·e en fait sa propre interprétation, sa propre appropriation, sa propre expérience. C’est aussi le cas de notre installation, en recréant une expérience de surveillance à petite échelle. Elle est ainsi composée de deux écrans, symbolisant les aspects positifs de la surveillance d’une part, et les aspects négatifs d’autre part. C’est une atmosphère, un espace dans lequel on s’immerge, avec une signalétique sonore immersive, des projections interactives sans texte, à travers laquelle la personne surveillée devient tout d’un coup celle qui surveille.
 

Collectif WAHM, Surveillé(e)

Je voyais chacune des mosaïques de l'Alhambra à Grenade comme des partitions.

Amine : J’ai réalisé une thèse sur les mosaïques géométriques arabo-andalouses, puis j’ai voulu créer une méthode pour développer une infinitude de formes géométriques représentatives de notes musicales. Musaïc cherche à dessiner le lien entre la musique et l’art de la mosaïque, puisqu’il me semble qu’ils sont construits de la même façon. Ils ont de commun le rythme, les répétitions,... ; j’aime rendre visible et visuel le son. Lorsque j’ai visité l’Alhambra de Grenade, je voyais chacune des mosaïques comme des partitions. C’est après ce déclic, cette curiosité, que j’ai commencé à travailler sur le sujet. Je me suis aperçu que l’architecture de l’Alhambra et ses mosaïques étaient éternels, ainsi que la musique que je percevais derrière la céramique qui les composait. Depuis, ma démarche artistique réside dans l’envie de figer le caractère éphémère du son, de rendre physique l’infinité de la musique. 

Amine Asselman, MUSAIC

Que souhaitez-vous explorer par l’art ?

Rachid (Miroir d'écran) : J’ai toujours travaillé sur l’identité. L’identité en tant que marocain·e, d’abord, qui compte beaucoup à mes yeux. Et puis, l’identité virtuelle, celle qui nous prend parfois au piège. Dans cette exploration thématique, j’y recherche la réaction des gens face à leur propre mise en abîme. Dans Miroir d'écran, le feu symbolise ce que l’on a créé de nos mains et qui a eu ses dérives dangereuses, comme le numérique.

Zineb, Collectif WHAM (Surveillé(e)) : Nous tentons de répondre à des questionnements philosophiques actuels, de notre inconscience de la surveillance et bientôt des prétextes insidieux qui nous amèneront à modifier nos comportements et à les ingérer intuitivement, par réflexe. Nous souhaitons répondre à ces questions, et éveiller l’esprit de l’utilisateur·ice. Faire mûrir des réflexions, des prises de conscience. Sensibiliser aussi sur les avancées technologiques, l’intelligence artificielle, les blockchains, les NFT, le métaverse… et interroger leurs limites et leurs responsables.

L’art est thérapeutique. Je souhaite que, s’il l’est pour moi, il le soit pour les autres.

Souki (Marchands de Sable) : Je n’aime pas quand un travail artistique est trop “dans ta face”, dénonciateur, violent. Je souhaite honorer un héritage générationnel, émotionnel, spirituel. Alchimiser l'œuvre par l’espoir, ou du moins le courage. L’art est thérapeutique. Je souhaite que, s’il l’est pour moi, il le soit pour les autres. Que mon trauma puisse faire échos chez les autres, même s’il est différent. L’art, c’est transmettre. J’aime à ce qu’il soit poétique, et qu’il soit ce qu’il est. J’ai un héritage multiple, et ce dernier, à travers l’art, est une conquête pour moi.

Amine (MUSAIC) : A travers mes partitions en mosaïque, j’explore, je fige puis je réanime la musique avec le mapping, par exemple. Le travail manuel et l’artisanat sont très importants dans mon travail. Je réalise de vraies mosaïques en céramique. Chacune des pièces représente une note musicale ; j’en ai sélectionné douze. Ces dernières sont de couleur ou de forme différente, en fonction du son aigu ou grave ou de la longueur du contenu musical. Toutes assemblées, elles rendent une mosaïque symétrique, comme la musique. Une fois en mouvement grâce au mapping, on peut voir les changements de couleur de la musique. L’esthétique prend une place majeure dans mon travail. C’est elle qui attire l’attention, puis qui délivre le sens quand on s’en approche.

Collectif WAHM, Surveillé(e)

Quels liens faites-vous entre l’élan artistique et le numérique ?

Souki (Marchands de Sable) : Je viens d’une formation dans le cinéma. Il a toujours été un instrument de propagande pour tous les régimes autoritaires du monde. Le numérique connaît aussi ses dérives : la surveillance massive par exemple, ou le fait qu’on ne puisse pas y échapper, puisque c’est un outil de conversation. Certain·es résistent dans l’opposition, mais ma manière à moi, c’est d’y réinjecter de la vie, redonner du souffle, y rattacher ma mémoire. C’est comme ça que j’utilise ces outils. 

Rachid (Miroir d'écran) : J’essaie de déformer la réalité et l’identité, pour créer un entre-deux-mondes entre virtuel et réel. Je ne critique pas, je questionne, et j’adapte à ce nouveau monde numérique. J’utilise le support que je dénonce pour créer de l’art, des questionnements, des chocs.

L’esthétique compte, parce qu’elle représente la transmission de la sensibilité individuelle.

Zineb (Surveillé(e)) : Le numérique donne des libertés en tant qu’artiste. C’est une force. Il permet de créer l’expérience. Nous utilisons des outils, des logiciels comme TouchDesigner, qui permettent d’accéder à une grande précision et de nous rendre cohérent·es. Pourtant, nous voyons ces outils comme ce qu’ils sont : des objets possédant un état de finitude, composés de différents matériaux. En revanche, dans une installation, l’ordinateur n’est pas qu’un simple ordinateur : mêlé aux autres objets, tout devient un espace vivant. Et puis, le numérique décuple les esthétiques possibles. L’esthétique compte, parce qu’elle représente la transmission de la sensibilité individuelle. Dans Surveillé(e), la texture, les couleurs, le son, les mouvements, tout a été réfléchi du point de vue de l’esthétique avec beaucoup de précision. C’est un défi quand on utilise plusieurs logiciels et outils complexes et techniques.

Amine (MUSAIC) : J’utilise différentes techniques et différents outils. Je ne m’en prive pas. J’aspire à ce que mes conceptions restent artisanales, mais les nouvelles technologies peuvent accompagner le travail manuel. Par exemple, recourir à l’usage de l’impression 3D pour créer des moules céramique sur mesure. Il faut que ces nouveaux outils soient au service de l’artisanat. Ils me permettent de gagner du temps dans la conceptualisation des partitions et de mettre en place cette réanimation de la musique qui me tient à cœur. 

Amine Asselman, MUSAIC

Quelle définition personnelle donneriez-vous à l’art contemporain ?

Souki (Marchands de Sable) : L’Art contemporain, c’est l’Art qui se fait aujourd’hui, dans sa définition. Mais il y a parmi toutes les branches de l’art “qui se fait aujourd’hui”, une branche instrumentalisée, un art de marché qui occulte le reste. C’est problématique. Il faut réussir à trouver du surplomb par rapport à cela. Amener quelque chose de spirituel, de personnel à la matière. L’art est une nécessité humaine. C’est une transmission transgénérationnelle, un rituel magique depuis les cavernes et depuis que l’on dessine dans des grottes, pour, justement, transmettre.

Mouad (Surveillé(e)) : L’art contemporain, c’est ce qui désigne toutes les œuvres artistiques produites depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. C’est large, et ça laisse place à beaucoup de raccourcis. Nous sommes new media artists, c’est-à-dire les artistes tourné·es spécifiquement vers les technologies comme supports, comme outils, comme medium. C’est un risque de spécifier qu’on est artistes lorsque l’on cible l’usage des technologies.

L’objectif principal, c’est la transmission.

Amine (MUSAIC) : Je me dis que l’important c’est de pouvoir ouvrir toutes les possibilités en matière de création et d’imagination. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans une définition exacte, tant que je peux continuer d’exercer et de créer dans une pluralité de techniques, l’artisanat, le design, les nouvelles technologies, etc. Lorsque j’ai une idée, je visualise tous les moyens possibles pour la transmettre aux autres du mieux que je peux, par le biais de n’importe quelle technique. L’objectif principal, c’est la transmission. 

Soukaya Belghiti (Marchands de Sable) 

Qu’attendez-vous de voir vendredi ?

Souki (Marchands de Sable) : Les travaux sont très divers. Tous questionnent le monde actuel, les outils de contrôle, le numérique, mais les héritages, les bagages, les inspirations sont pluriels. 

Mouad (Surveillé(e)) : En réalité, même si j’avais exposé une fois dans le cadre du 200ème anniversaire de la relation entre le Maroc et les Etats-Unis à Rabat, il ne s’agissait pas d’une œuvre personnelle. C’est donc réellement la première fois avec Zineb et Jad que nous exposons cette installation. Nous sommes curieux·ses des réactions et des suggestions que les gens pourront nous donner. On le voit comme un temps d’échange, d’ouverture, de recueil qui puisse aussi nous permettre de modifier l’installation par la suite si besoin.

Le public est essentiel dans mon travail : c’est lui qui crée l'œuvre.

Rachid (Miroir d'écran) : Au Maroc, un mode d’emploi est nécessaire pour accompagner mes œuvres. C’est la première fois que j’expose en Europe, en France. J’ai hâte de découvrir les réactions des gens. Parce que le public est essentiel dans mon travail : c’est lui qui crée l'œuvre.

Amine (MUSAIC) : J’ai hâte de voir le fruit du travail de mes collègues et ce qu’ils ont pu imaginer lors de cette résidence, tant dans les résultats artistiques que techniques, car je sais qu’ils sont impressionnants dans le domaine. Il me tarde aussi de faire le bilan d’après-résidence, la réception des gens, ce qu’il y aurait à changer, à préciser, à conserver. Vendredi, je prendrai plaisir à leur expliquer le concept et le sens de mon installation. Lorsque leur attention sera portée sur ce qu’ils trouvent beau, je leur donnerai la clé pour comprendre l'œuvre dans son entièreté. 

Rachid Benyaagoub, Miroir d'écran