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Labo Arts & Techs

Drone, l'art de la guerre…

Publié le 15/04/2019

Depuis son utilisation intensive aux confins des zones tribales de l’Afghanistan et du Pakistan, le drone est devenu le symbole d’une nouvelle menace. Une menace invisible qui redéfinit “l’art de la guerre” en observant et détruisant ses cibles à distance. Une menace que les victimes collatérales cherchent à conjurer en tissant les silhouettes de ces engins de mort sur des tapis traditionnels. Ces war rugs sont très prisés des collectionneurs américains… Une menace apprivoisée depuis la miniaturisation des drones qui les a transformés en successeurs de l’aéromodélisme. Une menace qui sert de ressort pour des performances et installations. Inventaire des créations artistiques utilisant des drones.

 

Vidéo drone…

Un drone c’est tout d’abord un dispositif panoptique, un poste d’observation à distance, une “machine à vision” qui produit une “image automatisée”, pour reprendre la formule du commissaire d’exposition Paul Wombell. C’est ce champ de vision élargi qu’a recréé Martin Le Chevalier pour son installation vidéo Le Faux Bourdon présentée à Rennes en 2016/2017. Précisons que “drone” signifie “bourdon” en anglais. Cette installation s’articule autour de six grands écrans HD disposés face au public. Cette mosaïque géante reconstitue la transmission des images vidéo d’un drone dans sa salle de contrôle. Mais là où l’exiguïté d’une salle de contrôle militaire pétrifie ces images, avec ce dispositif les prises de vue se trouvent sublimées. Sur ces écrans défilent des paysages qui paraissent lunaires. Ce sont des vues aériennes des zones tribales bombardées du Pakistan dont les détails, haute résolution oblige, sont restitués avec précision.
À ces images s’ajoute la lecture d’un texte. Une voix monocorde établit quelques parallèles entre drone et jeu vidéo, surveillance et consommation, … Ce monologue intérieur trahit les états d’âme d’une opératrice d’un drone. Un questionnement qui fait écho à la vidéo d'Omer Fast, 5.000 Feet Is The Best, qui met en scène la vrai-fausse interview d’un pilote de Predator s’interrogeant sur ce permis de tuer à distance. Ses errements existentiels se dissolvent dans un flou technologique, verbal et visuel : comme dans d’autres travaux vidéo de cet artiste israélien, les captations alternent des images du Moyen-Orient et des banlieues pavillonnaires tranquilles de l’Amérique profonde. Un effet qui renverse le regard et inverse la menace, comme pour le photographe Tomas van Houtryve qui rejoue des scènes vues du ciel au travers de la série Blue Sky Days. Images en apparence banale, tranches de vie quotidienne suspendues juste avant le cataclysme d’un bombardement…
 

Maëlla-Mickaëlle Maréchal patinant sur cette terrasse aux abords d’un Space Invaders - Photo DR


Danse macabre

Un drone implique de la hauteur et du mouvement, là où les dispositifs artistiques de l’ancien monde s’articulaient principalement autour d’éléments figés, fixés. Dans cette configuration, le drone est en accord parfait avec le spectacle vivant et la danse contemporaine. PeriZener, la performance cinématographique et chorégraphique proposée par Vincent Voillat et Kerwin Rolland, est sur ce plan très significative. Ce spectacle joue sur plusieurs tableaux : l’environnement, le son, la vidéo. Pas d’expérience immersive comme c’est le cas dans de nombreuses créations jouant sur le high-tech, mais une déambulation interactive et connectée.
Le drone survol un territoire donné – un festival ou un lieu, comme ce fut le cas à la Station Gare des Mines dans le cadre du Festival Métamines en juin 2018 – dont le périmètre est marqué par les sculptures de Vincent Voillat. In situ, des figurants en combinaison bleue arpentent ce territoire. Entre procession zombie et danse tribale, leur déambulation filmée en direct par le drone est projetée sur écran, permettant à Kerwin Rolland de réaliser une composition musicale synchronisée en utilisant SoundWays, plate-forme dédiée à la création d’environnements sonores géolocalisés.

Une approche plus fusionnelle entre l’artiste et le drone s’incarne aussi dans des chorégraphies qui sont à rapprocher de celles organisées autour des robots par Emmanuelle Grangier (Link Human/Robot), Blanca Li (Robot) et Eric Minh & Cuong Castaing (Lesson of Moon + School of Moon) par exemple. C’est le cas de la danseuse Maëlla-Mickaëlle Maréchal dans le cadre du projet de film/performance intitulé Piper Malibu, une jeune femme vue du ciel. Initiée par Agnès de Cayeux, cette performance est inspirée d’un scénario écrit par Félix Guattari entre 1980 et 1987 pour un film de science-fiction jamais réalisé (Un amour d’U.I.Q.).

Maëlla-Mickaëlle Maréchal incarne Janice, l’héroïne de ce film avorté, dans une chorégraphie à la fois aérienne et mécanique justement. Un peu comme un funambule, elle oscille entre légèreté et fragilité. Une impression renforcée d’autant qu’elle évolue avec des patins à roulettes. “Mes mouvements sont réduits et moins organiques. Le patinage est une discipline exigeante, toujours à la recherche de lignes parfaites, de courbes régulières, d’une certaine symétrie tout autant dans le corps que dans la construction de l’espace. Le corps en arrive à une extrême rigidité. Le fait d’être sur mes patins à roulettes met en évidence ce manque de naturel dans mon corps dont les mouvements deviennent quasi mécaniques.”
Évolutions et circonvolutions : le drone oblige à une gestuelle particulière. Observée de haut, cette valse hésitante se déroule dans un décor de friche urbaine et dessine des dérives à la manière des situationnistes. Guidée par le ronronnement de la machine, la danseuse dialogue aussi avec son technicien. “Je ne guide jamais seule ce mouvement avec le drone. Il est mené par Étienne Dusard, son pilote. Avec une écoute et une attention sans relâche, il est possible de composer ensemble nos déplacements. Et d’ailleurs, pendant les quelques moments durant lesquels je danse et chorégraphie seule mon espace, je coupe furtivement ce lien avec la machine.” Cette problématique pointée par Maëlla-Mickaëlle Maréchal est celle des nouvelles pratiques scéniques qui réunissent un acteur/performeur et un objet technique, et font apparaître de nouvelles contraintes qui sont scrutées notamment par Julie Valero et Guillaume Bourgois dans le cadre du programme de recherche ObjeTS (Objet Technique en Scène) au sein de la Maison de la création de l’Université Stendhal Grenoble Alpes.
 

 
Le Faux Bourdon, installation de Martin Le Chevalier - Photo DR  5,000
Feet is the Best
d’Omer Fast, 2011 - Vidéo. Photo © Omer Fast


In Drone We Trust

De partenaire, le drone peut devenir sujet à part entière d’un spectacle. C’est le cas avec la compagnie circassienne suisse emmenée par Toni Caradonna (alias SuperBuffo). Entre exercice de domptage et théâtre de rue, leur représentation baptisée Superdones se révèle être un conte philosophique rythmé par les évolutions de quatre drones multirotors. Soulignons au passage qu'à ce jour le record pour de tels vols multiples et synchronisés est détenu par la ville de Xi'an en Chine où plus de 1 300 drones formant comme un essaim d’étourneaux mécaniques ont évolué en dessinant des figures et motifs.
À rebours de ce type de représentation qui consacre le progrès technologique, d’autres performances s’inscrivent en rupture avec cette symbiose créatrice qui unit l’homme et la machine. Ainsi, dans le cadre de l’édition 2013 du Festival Désert Numérique, les artistes Alejo Duque, Cyrille Henry et Lisa Cocrelle ont incité les festivaliers à se livrer à une véritable lapidation envers un drone (en fait, un petit avion radio commandé) qui tournait symboliquement autour d’eux. Un dispositif vidéo renvoyait aux “acteurs-spectateurs” l’image de cette lapidation vue du drone… Intitulé BDDW (i.e. Bringing Down Drones With Stones), cette performance renoue avec une certaine idée de l’art engagé, si ce n’est enragé, tout en opposant le low-tech (les pierres) au high-tech (le drone).

Autre performance minimaliste destinée, là aussi, à dénoncer les dangers portés par le drone : Me and My Predator – Personal Drone System de Joseph Delappe. L’idée est simple : arrimée au bout d’une tige qu’il a fixée sur un serre-tête, la réplique miniature d’un drone suit l’artiste dans ses moindres pérégrinations, planant au-dessus de lui comme une épée de Damoclès. Artiste résolument engagé contre la guerre, et singulièrement contre les interventions de l’armée américaine, Joseph Delappe multiplie les interventions, documentations, installations et sculptures interactives mettant en scène des drones (Drone Strike Visualization, The Drone Project, In Drone We Trust, The 1,000 Drones – A Participatory Memorial).
Points communs de ses multiples créations : la participation du public, la présence dans l’espace public et la dénonciation du changement de paradigme impliqué par les drones. En particulier la lutte contre le sentiment d’irréalité que procure une confrontation “gérée” par écran interposé. Objet de spéculation artistique, le drone matérialise pour Joseph Delappe “la confluence parfaite de notre vénération pour le high-tech et notre fascination pour les jeux vidéo”, mais aussi l’aveuglement paradoxal de la “grande majorité du public qui ne visualise la ‘guerre de la terreur’ que nous menons qu’à travers un champ perceptif distancié”.

Une philosophie critique qui anime aussi James Bridle au travers de son projet Under The Shadow Of Drone. À la limite du land art et du street art, il matérialise les contours de drones de combat à échelle réelle, traçant leur silhouette à la manière d’une scène de crime. Des marquages au sol qui se détachent comme les repères sur un plateau, rendant visible la menace fantôme des Predator, Reaper et autres Global Hawk. Des ombres de mort portées avec ubiquité aussi bien à Istanbul et Brighton qu’à Washington. Une mise au et à jour que James Bridle reconduit avec Dronestagram, une documentation sans fin, réalisée au fil d’images issues de Google Earth. Ce projet renouant en partie avec le net art dresse l’inventaire des zones de frappes, traquant les angles morts et les effets collatéraux.
Un travail de fourmi, mi-artistique mi-activiste, que mène également Ruben Pater. En véritable entomologiste, il répertorie minutieusement tous les modèles de ces oiseaux de malheur dans son Drone Survival Guide. Mais il va plus loin dans l’activisme en proposant aussi, en théorie du moins (nous n’avons pas cherché à vérifier), des tactiques et moyens d’échapper aux drones, d’interférer sur leurs capteurs, de les pirater… Un peu comme pendant la guerre du Vietnam, cette dissuasion du faible au fort repose souvent sur des astuces low-tech, comme l’utilisation d’une simple feuille d’aluminium réfléchissante pour aveugler l’opérateur du drone dans un effet miroir.
 

 
Drone 2000 de Nicolas Maigret. Festival Gamerz 2015 - Photo DR
Adelin Schweitzer - Les Dronards. Vitrolles, novembre 2013 - Photo DR
 

Théâtre des opérations

L’artiste californien Trevor Paglen est aussi un adepte de l’art et de l’activisme. Un peu à la manière d’un lanceur d’alertes, il a rendu publiques des photos issues des drones, hélicoptères et satellites-espions où l’on décèle les activités inavouables de l’armée américaine (opérations clandestines, prisons secrètes, bavures, …). Au travers des clichés qu’il expose, il joue sur la furtivité, l’invisibilité des drones dont on ne devine que des traces, souvent presque imperceptibles, dans des carrés de ciel irisé. Pour d’autres artistes, il ne s'agit pas seulement de se cantonner à détourner des données et des images, il faut aussi s’emparer des techniques. C’est ce qu’avait compris le Bureau of Inverse Technology il y a presque vingt ans. Ce collectif informel d’artistes-ingénieurs avait développé BIT Plane, un “proto-drone” qui a survolé la Silicon Valley. Opérant un renversement de situation, leur appareil a observé les observateurs. Une contre-surveillance qui ciblait les GAFA, mais aussi les entreprises liées au complexe militaro-industriel.

Il y a également un renversement de situation avec Nicolas Maigret qui place le drone dans une sorte de rapport d’opposition au public pour mieux en souligner les dangers. Avec son projet Drone 2000, la scène devient donc à son tour un théâtre des opérations. Placés autour d’un plateau ou serrés dans une salle, selon la configuration du lieu où est proposée cette performance, les spectateurs sont amenés à éprouver physiquement la dimension menaçante des drones. Dans cette expérience artistique, le son est prégnant. On connaît l’importance psychologique des bruits assourdissants, des hurlements et des sirènes dans une logique d’affrontement.

Concernant cette “performance dystopique”, pour reprendre la définition de l’artiste, c’est le bruit des rotors qui est amplifié. Cette sonorisation à laquelle se rajoutent des lumières clignotantes accroît le sentiment de risque physique. Une dimension anxiogène qui gomme l’aspect gadget et la dimension ludique des drones miniatures que nous avons désormais presque l’habitude de voir voler. Mais l’expérience ne s’arrête pas là. Nicolas Maigret a modifié l’algorithme de navigation des drones qui redeviennent ainsi hésitants, évoluant avec des mouvements erratiques, frôlant la tête des spectateurs, se heurtant aux cloisons, …

Comme le souligne Nicolas Maigret : “Le public a perçu cette sensation de danger à travers les mouvements maladroits des drones, en se réfugiant au bord des parois qui étaient paradoxalement les points les plus dangereux, car c’est en heurtant les murs qu’ils avaient le plus de chance de tomber. Puis l’anxiété a progressivement laissé la place à un rapport plus ludique. L’intérêt du projet se situe d’ailleurs à l’intersection de ces différents sentiments”. Une performance risquée, cela dit, compte tenu des contraintes législatives concernant le vol des drones et des normes de sécurité qui s’imposent pour un spectacle public…

Adelin Schweitzer – qui a par ailleurs apporté son concours à Nicolas Maigret pour Drone 2000 lors de l’édition 2014 du Festival Gamerz – inclut également le drone dans ses créations artistiques et ses interrogations sur les nouvelles technologies. En témoigne aussi ses projets avec le laboratoire nomade Deletere ou au sein du collectif d’artistes pluridisciplinaires Les Dronards. Avec eux, le champ de ces expériences technico-artistiques ne se limite pas au drone volant mais inclut des robots motorisés type “rover” et autres objets modifiés. Ainsi pour le projet HolyVj #digression, un skate a été transformé en drone, “équipé de dispositifs de captation multimédia et d’un moteur télécommandé qui lui donne une certaine autonomie”. Comme l’indique Adelin Schweitzer, l’élaboration de cet artefact conçu au départ “pour un spectacle grand format, nécessitait à l’origine une équipe de sept personnes”.

Fondés en 2013, Les Dronards développent une écriture artistique sous influence de la science-fiction. Le collectif établit sa démarche artistique autour de l’image en mouvement et de la création vidéo dans l’espace public. Dans ce bestiaire, le drone s’affirme comme une des figures de la mythologie du XXIe siècle naissant. Et qui dit mythologie, dit récit. Le drone leur sert de colporteur pour collecter des histoires –comme dans le projet mené dans des quartiers populaires de Villeurbanne et Vaulx-en-Velin ou dans un village de la Drôme – et se métamorphose alors en machine à communiquer et non plus en machine à surveiller et à tuer.

 

Laurent Diouf

 

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°223 – septembre 2018

Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.

Jeux vidéo et spectacle vivant

Publié le 15/04/2019

“Le jeu vidéo, un art comme un autre !” déclarait il y a peu Françoise Nyssen, ministre de la Culture et directrice d’Actes Sud. Une reconnaissance tardive mais éloquente de l’aspect créatif d’un univers artistique souvent considéré uniquement comme vecteur de divertissement ou, pire, comme simple acteur d’un vaste pôle économique en constant développement. Et pourtant ! Potentiel narratif, renouvellement de la mise en scène, engagement dans la valorisation du rapport avec le public (immersion, interaction), usage créatif des nouvelles technologies : le monde du jeu vidéo compte de nombreux atouts et représente un terrain de jeu idéal pour expérimenter de nouveaux modes d’expression et renouveler le spectacle vivant.

 

Les mondes du spectacle (en particulier au théâtre, on le verra plus loin) et du jeu vidéo partagent de nombreux points communs. Le vocabulaire du jeu (plateau, stage, script, chapitre, mise en scène, direction artistique) et ses modus operandi (narration, immersion, engagement, participation, …) s’inspirent depuis toujours de celui du livre, de la scène et du cinéma. Le jeu, en tant que construction d’un espace scénographique virtuel est, tout comme n’importe quel acte artistique nécessitant une scénographie qui agit sur l’imaginaire du spectateur, un espace où les conventions (que l’on pourrait dire “théâtrales” et/ou “narratives”) sont comprises comme une illusion volontaire qui plonge le public dans un état participatif et mentalement actif. L’identification, par exemple, extrêmement importante dans toute œuvre narrative, joue en plein dans le domaine du jeu, tout autant qu’au théâtre, au cinéma ou en littérature. De son côté, l’univers esthétique du jeu inspire également certains metteurs en scène, réalisateurs ou musiciens. Les mythes modernes imaginés par les concepteurs de Zelda, Mario, Silent Hill ou Final Fantasy ont aujourd’hui un impact tel que des orchestres symphoniques en reprennent les classiques dans les plus grands auditoriums du monde (en 1989, le Tokyo Symphony Orchestra, conduit par Katsuhisa Hattori, reprendra les premiers thèmes du jeu sous le nom de Symphonic Suite Final Fantasy). Comme on le constate, l’union des genres, spectacle, art et jeux vidéo ne date pas d’hier. Il n’a d’ailleurs pas fallu longtemps pour voir des événements célébrer ces croisements, comme sur Arcade ! Jeux vidéo ou pop art ?, une vaste exposition coproduite par le Théâtre de l’Agora, la Scène nationale d’Évry et Lux, Scène nationale de Valence en 2010, ou encore le StereoGame Jam de Stereolux à Nantes en 2018. Deux événements “jouables”, conçus pour mettre en avant les points communs existant entre le jeu vidéo et les autres modes de création.

 


Surge - Photo © Arjan Van Meerten

 

L’expérience instrumentalisée

Le jeu vidéo, tout comme la plupart des autres disciplines faisant appel aux techniques narratives, participe à l’instrumentalisation du spectateur/joueur. Comme l’écrit Mathieu Triclot dans son ouvrage de référence Philosophie des jeux vidéo(1) : “Au fond, la situation du jeu vidéo n’a rien d’exceptionnelle. Elle nous révèle plutôt ce qui a toujours été la norme. Des expériences instrumentées, comme le livre et la lecture, le film et la salle de cinéma, ou toutes autres formes culturelles en produisent déjà depuis longtemps”. Quant à l’usage des nouvelles technologies, une question qui est également d’actualité dans le monde du spectacle, là aussi l’univers du jeu s’inscrit comme le prolongement de l’histoire. Histoire de l’art, avec ses canons et ses techniques. Histoire des mythes et des idées, mise en scène grâce à de nouvelles formes, qui, si elles innovent bel et bien grâce au support numérique, restent cependant dans la droite ligne de l’héritage de l’évolution technique de l’art. Mathieu Triclot toujours : “La culture a toujours été affaire de technologies. Nous utilisons constamment des dispositifs techniques, ou des artefacts plus ou moins élaborés, livre, film, salle de cinéma ou de théâtre, le concert, la toile du tableau, pour produire, ou plutôt favoriser, l’expression et la diffusion de différentes formes d’expériences”. On le voit, nul besoin de citer le texte classique et fondateur de l’anthropologue Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes(2), pour poser les bases d’une pensée “sérieuse”, voire académique, du jeu et montrer comment, par le biais de stratégies ludiques, l’homme exprime sa créativité dans tous les domaines qui lui sont ouverts. Pour autant, impossible de nier que le jeu présente également quelques nouveautés amenant parfois un vent de fraîcheur bienvenu dans la création contemporaine.

 

Création et réaction

L’originalité du jeu vidéo vient peut-être qu’il est pensé comme “une construction active censée provoquer une immersion à la fois physique et mentale du joueur dans des aventures et tribulations”. Des actions dont les multiples déroulements sont entièrement prévus et écrits en amont, par le concepteur. C’est en cela que l’on peut parler “d’expérience instrumentée qui se déploie dans la relation à l’écran”, comme le signale Triclot dans son essai. À l’instar du réalisateur et du metteur en scène, celui-ci tient le rôle de “Dieu caché omniscient” qui manipule le destin de tous ses protagonistes, ses “créatures” en somme, capable d’en prévoir le déroulement complexe, de tirer chacun des fils de leur existence, et cela dans ses moindres détails.

Autre point, les questions esthétiques ou philosophiques posées par le déroulement du jeu (le gameplay) et l’implication du joueur/spectateur sont également en phase avec le développement actuel du spectacle vivant en matière de renouvellement de la scénographie, de la narration, du jeu d’acteur, de l’aspect participatif, ou, plus largement, de réflexions sur des thèmes contemporains liés à l’actualité, à l’évolution des mœurs, aux enjeux sociétaux, à l’omniprésence des technologies dans nos vies, … Le jeu, pas moins que n’importe quelle autre forme d’art, s’implique dans une prise de conscience et s’inscrit tout autant que ses pairs dans des partis pris esthétique et artistique à l’origine de vraies œuvres hybrides, croisement de jeu vidéo et de théâtre, mais aussi de compositions musicales assistées par le gameplay, le tout dans l’utilisation créative continue des technologies numériques.

 

Créations vidéo-ludiques

Dans le domaine de la création théâtrale innovante, la compagnie allemande Machina eX s’inspire de l’univers du jeu vidéo, son esthétique et son sens du gameplay pour créer des expériences immersives entre jeu, théâtre et installations interactives immersives. Des propositions qui investissent généralement des lieux symboliques (anciennes usines, forts désaffectés, bunkers) propres à la mise en scène de scénarios participatifs tirant les grandes lignes de la science-fiction apocalyptique mettant en garde l’humanité sur l’impact de son activité sur la planète (voir notre article Développement durable et arts numériques dans l’AS 219). Depuis 2010, Machina eX a réalisé près d’une dizaine d’œuvres originales apparentées au théâtre, tout en expérimentant constamment autour du développement de nouveaux formats, de nouvelles techniques et d’histoires interactives. Une forme théâtrale performative dans laquelle le public devient joueur et s’immerge totalement en suivant un scénario (gameplay encore) préétabli. La troupe forme ainsi une sorte de laboratoire au sein duquel de nouvelles formes scénographiques, de nouveaux formats, de nouvelles techniques et des histoires interactives utilisant de nombreuses technologies relevant de l’univers du jeu sont testées en (et sur le) public.
Source d’inspiration féconde des arts numériques, le jeu vidéo concrétise ses dernières années les multiples allées et venues de l’inspiration réciproque entretenue par les deux univers. À Nantes au StereoGame Jam par exemple, nous avons pu voir cette année des danseurs, des musiciens, des programmeurs et des designers rivaliser d’inventivité autour de la thématique de l’hybridation de cet univers avec le monde des arts. Le tout étant soutenu par Stereolux et les étudiants en cycle Bachelor Game Design de l’École de design Nantes-Atlantique.

 

Gameplay et création musicale

L’aspect participatif du jeu est également une piste exploitée par les concepteurs et artistes pour amorcer un renouvellement de la relation entre programmation, narration et créations artistiques. Dans ce domaine, le programmeur 3D, musicien et cinéaste néerlandais Arjan Van Meerten, épaulé par DK2, la société développeuse de l’Oculus Rift, a créé Surge, un jeu musical immersif et participatif en réalité virtuelle qui se base sur le gameplay classique d’un jeu vidéo tout en proposant au joueur d’en créer la bande son. Créé en 2014 et commercialisé en 2015, Surge représente une avancée stupéfiante dans le domaine de l’interaction et de l’immersion, ainsi qu’une alliance de composition musicale et d’environnement vidéo-ludique véritablement innovante. Basé dans un univers de science-fiction aussi fascinant qu’inquiétant (une planète étrangère), Surge impose au joueur de composer une bande son en temps réel rythmée par l’effondrement de créatures squelettiques géantes qu’il doit affronter. Aux dires de tous les utilisateurs, Surge constitue une expérience unique, qui unit technologie de réalité virtuelle (voir AS 210, 211, 212) et création musicale, même si celle-ci ne donne à voir qu’un mince exemple des possibilités futures offertes par ce type d’hybridation. Dans sa catégorie, Van Meerten poursuit son travail de pionnier avec Apex, une vidéo pour environnement de réalité virtuelle s’inspirant de ses débuts qui mêle exploration d’un univers post-apocalyptique, considérations écologiques et composition sonore originale.

 

Structure de jeu et live AV

Il y a deux ans, le producteur de musique électronique britannique Kode9 et l’artiste numérique Lawrence Lek unirent leur force autour d’un projet transversal commun nommé NØtel.
 

 
NØtel - Photo © Lawrence Lek
 

Projet original intégrant un artiste numérique au sein d’une tournée pour soutenir un album, NØtel est une confrontation entre un univers musical élaboré, une expérience de live cinéma (ou de live audiovisuel) et l’esthétique du jeu vidéo. Imaginé comme un film joué en temps réel, NØtel est une promenade virtuelle au cœur d’un hôtel imaginaire dont chacune des pièces est une illustration d’un des morceaux de l’artiste musicien Kode9. Exercice de synesthésie créé par deux personnes – une qui contrôle le son en live et une autre qui contrôle les visuels simultanément – NØtel tient du film et du jeu vidéo dans une scénographie immersive englobante qui comprend toute la scène ainsi que l’environnement du lieu où l’œuvre est montrée, dans une relation musique/architecture innovante. Comme beaucoup d’œuvres faisant appel aux nouvelles technologies et à l’imaginaire du jeu vidéo, NØtel propose également une intéressante réflexion sur l’automatisation croissante de notre monde : un hôtel de luxe du futur, où il n’y aurait plus de personnel, où tout serait automatisé, et où le service serait réalisé avec des drones et des hélicoptères qui nous apporteraient ce dont nous avons besoin.
En musique, le jeu vidéo indépendant (qui gagne actuellement des parts de marché car apprécié des amateurs hardcore gamers – les joueurs “sérieux” – pour son éthique et son esthétique innovante) est également une plate-forme d’expression importante. En France, des compositeurs comme Perturbator vivent de la création de bande son pour jeux vidéo, comme sur Hotline Miami 1 et 2, un jeu de retro gaming (ou “jeu vidéo à l’esthétique vintage”) que le jeune Français habillait de sa musique en 2017, passant du statut de musicien électronique culte de la jeune génération à compositeur de BO pour jeux vidéo indépendants reconnu dans le monde entier et adulé des fans.

 


Théâtre et jeu vidéo - Photo DR

 

Le jeu vidéo : boîte à outils scéno

Le jeu vidéo inspire également des concepteurs qui collaborent avec des artistes pour créer de nouveaux environnements scénographiques virtuels et il n’est pas rare de voir du théâtre au sein des jeux. Un mouvement qui touche même les grandes compagnies de jeux. C’est le cas de la firme Japan Studios (PlayStation), à l’origine de Puppeteer, un titre qui utilise les règles du jeu de plate-forme ou jeu de “plateaux” (jeu vidéo défini par son objectif simple – récupérer des objets, éviter des pièges et gagner des points – qui mise sur l’habilité du joueur, présentant très souvent un défilement horizontal et nécessitant l'accomplissement de différents niveaux ou plateaux) en transformant le gameplay en exercice de mise en scène virtuose permettant au joueur de créer de petits contes inspirés des classiques. L’aspect “bricolé” de l’ensemble, la présentation scénique du type “spectacle de marionnettes” et l’engagement du joueur dans un exercice de représentation théâtrale de l’histoire donnent à ce jeu une étonnante patine et réussissent à évoquer avec fraîcheur l’art de la mise en scène telle qu’elle est conçue au théâtre.

 


Machina eX - Photo © Margaux Kolly

 

Un autre exemple dans ce domaine, The Video Game Monologues est cette fois une véritable pièce de théâtre qui rend hommage à l’univers du jeu vidéo. Basé sur de véritables histoires de joueurs, The Video Game Monologues est un mélange de virtualité et de réalisme mêlant des témoignages réels de gamers avec le monde légendaire dans lequel ils évoluent à longueur de journées (ou de nuits). Mélange d'ethnographie et de fantastique, le spectacle s’envisage comme une pièce à épisodes qui met en scène des aventures de gamers, ponctuées par des interventions de personnages connus de la culture populaire. La pièce a été jouée pour la première fois, en 2013, au Phoenix Theatre de San Francisco. Elle tourne depuis de par le monde.

On le voit, le jeu vidéo n’a plus à pâtir de sa réputation parfois sulfureuse ou polémique (qui fait souvent la une des médias). En tant qu’univers artistique à part entière, il s’inspire de l’histoire des arts et de ses multiples disciplines, et inspire en retour les acteurs du monde culturel contemporain dans toute leur diversité. Son usage des technologies et son investissement dans le monde de l’informatique grand public lui permettent même parfois de répandre la culture dans des lieux où celle-ci n’avait, au contraire de ce qu’affirment les tenants d’une certaine morale, plus ou pas sa place. Il est même amusant de constater que là où le monde de l’art effectue massivement sa transition numérique, l’univers du jeu vidéo, de son côté, s’incarne régulièrement dans celui, tangible et concret, du spectacle vivant. Une tendance à la transversalité qui est aussi une promesse d’ouverture et de créativité, au sein de laquelle finalement la création artistique a tout à gagner.

Maxence Grugier


(1) Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Éditions Zone, 2011.
(2) Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, 1958.

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°222

Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.

Les arts numériques dans la ville - Interview des artistes lauréats de l'appel à projets

Publié le 03/04/2019

Stereolux et JCDecaux, en lien avec Nantes Métropole, ont lancé, en septembre dernier, un appel à projets international intitulé "Art numérique & mobilier urbain". Celui-ci visait à sélectionner deux propositions artistiques intégrant une oeuvre dans des mobiliers urbains pourvus d'écrans interactifs. Sélectionnés fin novembre dernier, les deux lauréats, Scenocosme et Screen Club & Superscript², ont depuis travaillé sur leur projet en relation avec les équipes de recherche de JCDecaux. À quelques jours de l'exposition des deux oeuvres sur des bornes numériques dans la ville de Nantes (du 8 avril au 12 mai), les artistes reviennent sur cette expérience inédite. 

 

Pouvez-vous présenter votre projet en quelques mots ?

Scenocosme : Dans l’espace public, cette oeuvre interactive video et sonore cherche à créer un lien entre le personnage fictif Otto Ecce et les passants.
"Otto Ecce" est un avatar enfermé dans le cadre de son image dans une borne dans l'espace public. Il souhaite se faire prendre en photo pour exister sur les réseaux sociaux, et ainsi sortir de sa condition. Il cherche à créer des liens avec les passants. Les interactions qu'il propose permettent de lui donner une existence. Il souhaite gagner progressivement une reconnaissance sociale pour s'échapper de son cadre de vie originel. Otto Ecce devient aussi un ami fictif en commun de personnes qui ne se connaissent pas.
Il met alors en oeuvre des stratégies pour attirer son public en interpellant les passants lorsqu’il s’approche de lui, à les faire sourire pour engager une conversation, jusqu'à les convaincre de le prendre en photo.
 

 

Screen Club & Superscript² : Le projet émane d’une collaboration entre un graphiste et un développeur. Fascinés par les liens entre ces deux mondes, nous avons voulu initier un travail d’expérimentations formelles et interactives, en ayant comme base des algorithmes et techniques de programmation utilisés depuis des années dans le monde du computer graphic. Ces recherches ont donné naissance à une douzaine de “tableaux” interactifs et dynamiques, destinés à s’insérer dans l’espace urbain, et dont la forme évolue selon les flux et mouvements des passants.
 

 

 

CommeNT se déroulent les différentes étapes de travail ?

Scenocosme : Pour réaliser cette œuvre nous avons réparti le projet en différentes étapes de travail. Il y a eu des temps d'écriture, de réflexion et de captations filmées avec le comédien dans un espace de notre atelier propice à l'enregistrement sonore et vidéo. Il y a ensuite eu des étapes de montages vidéo et d'élaboration de scénarios logiciels. Nous sommes ensuite allés plusieurs jours dans les locaux de JCDecaux pour travailler avec le vrai dispositif technique de la borne et les capteurs particuliers de ce projet. Ce travail nous a permis d'affiner les différentes réponses logicielles de l’œuvre.
 

 

Screen Club & Superscript² : La première étape a été de lister les algorithmes et techniques qui nous intéressent. Nous avons commencé par recueillir et re-coder certaines d’entre elles (Vector fields, particules, physique, morphing, noise, courbes d’easing... ), et en parallèle nous sommes également aller voir du côté des pionniers du Computer art (George Nees, Manfred Mohr, Roger Vilder, Zdenek Sykora, Manuel Barbadillo).
Ensuite, nous sommes partis sur différentes expérimentations avec pour chacune le même principe : chaque tableau doit illustrer un algorithme à la fois, avec une interaction extrêmement simple. Nous avons ensuite choisi ceux qui nous paraissaient les plus intéressants et cohérents par rapport au propos.
Il y a bien entendu tout un travail de conception technique en relation avec l’équipe de JCDecaux, afin de pouvoir matérialiser ces visuels sur  la borne et les faire interagir avec les différents capteurs.
 

  

 

Quelles sont les particularités de travailler dans le cadre de ce projet lancé par JCDecaux et Stereolux, en lien avec Nantes Métropole ?

Scenocosme : La collaboration avec les équipes de recherche de l'entreprise a été très fluide et enrichissante. Il a été aisé et agréable de pouvoir avancer tous ensemble sur le projet et trouver des solutions aux difficultés et contraintes techniques qu'impose ce type de dispositif, très contrôlé et cadré pour l'espace public.

Screen Club & Superscript² : Il y a effectivement plusieurs acteurs dans ce projet, et naturellement les projections de chacun ne vont pas être tout à fait identiques – c’est ça qui rend la démarche intéressante. Au centre d’une conversation entre la ville, un industriel et un diffuseur / producteur artistique, on essaie de porter un propos singulier autour d’un univers qui nous tient à cœur, tout en ayant conscience des enjeux de chacun et ce que fait chaque acteur de manière réciproque avec nous. C’est très enrichissant comme processus.
 

Quelles réactions attendez-vous de la part des passants ?

Scenocosme : Au sein de cette oeuvre comportementale, le personnage Otto Ecce cherche à mettre en scène les passants dans l’espace public en créant des situations imprévisibles. Le personnage vidéo de l’oeuvre va tenter de troubler le visiteur par des questions inattendues, décalées. Il s’agit ici de renverser la situation. De proposer à l’image virtuelle d’avoir une action sur le visiteur, de le mettre en scène et de l’inviter à modifier son comportement dans le monde physique. A l’inverse des avatars domestiques des logiciels assistants, le personnage virtuel de cette oeuvre n’est pas présent pour servir le spectateur mais au contraire pour provoquer des comportements chez ce dernier. Nous attendons donc que les passants se laissent convaincre pour l'écouter, lui répondre, engager des sourires, mais aussi rire, se recoiffer, faire des pas de danse, revenir avec du monde et le prendre en photo afin de contribuer à sa reconnaissance sur les réseaux sociaux.

Screen Club & Superscript² : Il n’y pas d’attente particulière ! C’est un projet assez contemplatif. On espère cependant que cela aura une résonnance positive dans l’espace urbain et que le public nantais prendra plaisir à interagir avec les différents tableaux proposés.
 

D’après-vous, en quoi les arts numériques ont-ils un rôle à jouer dans la réinvention de la ville ? Pensez-vous que l’intégration des arts numériques dans le paysage urbain tend à se développer ?

Scenocosme : Dans nos créations, nous interrogeons la place de la technologie dans nos rapports humains, la manière dont elle s’immisce dans notre quotidien, au point d’en devenir incontournable et invisible. Au regard de notre démarche artistique, nous pensons que le détournement des outils technologiques peut contribuer à la réalisation d'œuvres capables de créer des liens et des espaces de rencontres physiques singuliers dans les espaces urbains. L'enjeu de notre travail artistique se situe en effet dans la création d'œuvres interactives capables de proposer de nouvelles possibilités de rencontres, de dessiner des relations sensibles capables d’augmenter nos sens et nos perceptions.
 


 

Screen Club & Superscript² : La ville en soi a toujours été un foyer très fertile pour les artistes, on retrouve ça dans les arts numériques avec des initiatives telles le Graffiti Research Lab, anciennement FFFAT ou bien d’autres. Cela ne peut qu’évoluer de manière exponentielle, avec l'accès aux nouvelles technologies et les communautés opensource. Cependant, ce type de projets est bien souvent soumis à diverses contraintes fortes inhérentes à l’espace urbain et c’est en cela qu’il est nécessaire d’avoir des événements ou interlocuteurs qui permettent la réalisation de ces idées.

Le film d'animation made in Roumanie - interview

Publié le 13/03/2019

Dans le cadre de la saison culturelle France-Roumanie, le Labo Arts & Techs de Stereolux invite le collectif roumain Animation Worksheep à organiser un workshop sur le stop-motion les 2 et 3 avril. Avant cette expérience, pour sûr enrichissante et amusante, qui fusionne deux cultures, deux langues dans la réalisation d'un film d'animation, le fondateur du projet Animation Worksheep, Vlad Ilicevici, présente la scène d'animation roumaine, sa structuration et ses évolutions. Belles découvertes visuelles à la clé ! 

 

- Pouvez-vous présenter Animation Worksheep ? Qui êtes-vous ? Que faites-vous ? 

Animation Worksheep a commencé avec une série de workshops organisés pendant Animest, un festival du film d'animation que j'organise. Depuis 2011, Worksheep est devenu un projet à part entière, qui constitue maintenant le seul centre d'animation dans le pays, qui déniche, travaille avec et fait la promotion de jeunes animateurs, et qui aide aussi les studios d'animation en Roumanie à recruter de jeunes talents. 
Le coeur du projet est le workshop intensif qui se déroule deux fois dans l'année, un mois au printemps et un mois en automne, pendant lequel nous reproduisons un studio d'animation professionnel, travaillant avec une vingtaine d'étudiants et cinq à sept formateurs, sur plusieurs projets d'animation qu'on développe à partir de croquis créés avec eux.  Comme on aime dire, pendant deux mois chaque année, nous devenons le plus gros studio d'animation en Roumanie ! Mais le plus important à souligner est que 70 des 120 anciens "worksheepers" travaillent maintenant comme animateurs en Roumanie ou à l'étranger. La plupart des studios d'animation en Roumanie compte dans leur équipe plusieurs "worksheepers". Certains de nos anciens élèves forment des équipes et travaillent sur de courts projets en partie financés par le CNC local. Une des raisons pour laquelle, chaque année, la compétition nationale d'Animest gagne en notoriété.
Depuis 2016 nous avons un partenariat annuel avec Cinetic et la filière Animation de l'Ecole Nationale du Film, ce qui nous aide aussi à nous développer et à produire les films des diplômés. 

 

 

 

Nous sommes trois à la tête d'Animation Worksheep, moi (Vlad), Ion et Radu. Ces derniers ont été des "worksheepers" et sont maintenant animateurs, artistes visuels, formateurs et organisateurs. Ion est aussi réalisateur (il a réalisé quelques courts-métrages).
Il y a aussi Dan Panaitescu qui est formateur permanent de Worksheep et l'une des premières personnes qui m'a rejoint dans ce projet il y a dix ans. Dan est l'un des animateurs roumains les plus prolifiques en freelance et aussi comme membre de DSG Studio. Il est également le chef animateur de Curlic et en partie celui de The Magic Mountain, deux films d'animation dont je vais vous en dire plus après. 
Moi je suis scénariste / producteur / organisateur d'événements. Je m'occupe d'un petit studio d'animation / fiction et j'étais directeur manager du festival Animest à Bucarest/ Brașov/ Chișinău et Cluj-Napoca pendant plus de 12 ans. Depuis 2017, je suis aussi manager du laboratoire d'Animation à Cinetic, et je viens juste de commencer un doctorat dans l'écriture de scénarios d'animation. 

 

 

 

- Vous organisez à Nantes un workshop sur le Stop Motion. Quelles techniques utiliserez-vous ? Qu'attendez-vous de ce workshop ? 

Nous avons l'habitude d'utiliser toutes les formes d'animation en stop-motion ; avec des marionnettes, de l'argile, du papier et même de la pixellisation. Pour le workshop de Nantes, nous allons sûrement partir sur l'animation de papiers découpés car c'est la technique qui prend le moins de temps et nous n'avons que deux jours. Nous avons aussi l'idée de traiter le thème des relations linguistiques et culturelles (ou plutôt des influences) entre la France et la Roumanie (langue, culture, nourriture, musique et plus encore). Nous avons par exemple pensé à ce que les Roumains représentent des mots ou même de la nourriture ou d'autres objets communs et particuliers aux Français, et vice-versa. Nous mixerons aussi probablement quelques chansons françaises et roumaines des années 30 pour pimenter un peu la bande-son. Le tout dans une ambiance ludique et joviale bien sûr ! Ou alors nous partirons sur quelque chose de complètement barré. On verra bien ! :) 
 

 

 

 

- Comment décrireriez-vous la scène locale d'animation en Roumanie ? 

Quand Animest a commencé en 2006, la scène locale était presque morte. Pour la première compétition roumaine, le festival n'avait reçu que deux courts-métrages ! Depuis ces 13 dernières années, beaucoup de choses ont changé et nous aimons à penser qu'Animest et Worksheep ont contribué activement à ce changement positif.
En 2008, le CNC local a séparé le concours du documentaire de celui de l'animation, signe que les choses n'étaient pas très claires avant ! 
En 2011, Curlic, le premier film d'animation roumain depuis plus de 20 ans, a reçu le Premier prix à Annecy. Et en 2015, The Magic Mountain, a aussi reçu le Premier prix à Annecy. Parmi les 60 animateurs (de trois pays différents et 4 studios) à travailler sur ce film, environ 40 étaient des anciens "worksheepers", c'était formidable. 
Certains films connaissent aussi une belle carrière en festivals : Baby Nap (Paul Muresan), The Blissful Accidental Death (D: Sergiu Negulici), The Best Costumer (Serghei Chiviriga & Ioana Nicoară), etc. Ces deux derniers ont été réalisés par des équipes constituées d'anciens worksheepers. 

 

 

La scène de film publicitaire est aussi en développement. Au milieu des années 2000 presque toutes les productions étaient importées d'autres pays. Aujourd'hui il y a de plus en plus de studios et de personnes en freelance qui produisent des contenus locaux. 

Donc je dirais que nous allons dans la bonne direction, en essayant de créer une communauté forte et productive, et en espérant qu'un jour nous parlerons d'une réelle industrie d'animation locale. 

 

 

Conserver une œuvre numérique, des créations déjà en voie de disparition ?

Publié le 09/03/2019

Face au manque de stratégie de conservation de la part des acteurs culturels, les créations numériques se retrouvent-elles déjà en danger d’extinction ? Quelles sont les problématiques et les pratiques existantes en la matière ? Comment sauvegarder ces œuvres pour les générations futures ?
 

Dans une vidéo publiée sur YouTube par le MoMA de New-York, Glenn Wharton, conservateur dans la mythique institution, déclarait, à propos d’une installation du célèbre Nam June Paik —un piano droit surmonté de plusieurs écrans— que “la restauration, qui a duré plus de deux ans, avait été un rêve autant qu’un cauchemar. L’œuvre concentrait une quantité de problèmes complexes et plusieurs éléments électroniques ne seront plus fonctionnels dans un avenir proche”. Difficile en effet d’envisager la restauration et la conservation d’une pièce cumulant près d’une dizaine de moniteurs cathodiques, aujourd’hui quasiment tous disparus et relayés en pièces de collection.


Les arts vivants concernés

Les inséparables jumeaux que sont la restauration et la conservation des œuvres d’art numérique offrent un sujet de réflexion qui n’est pas nouveau. “Ces réflexions sont apparues dès les années 70’ avec l’arrivée sur le marché de l’art d’artistes travaillant le numérique, notamment des vidéastes comme Bill Viola”, explique Valérie Hasson-Benillouche, directrice de la galerie Charlot à Paris, spécialisée dans les nouveaux médias. “Pour un galeriste, une œuvre existe quand elle perdure. Il est important de penser à la maintenance des œuvres puisque nous assurons une forme d’après-vente auprès de nos collectionneurs.” À l’inverse, d’autres acteurs de la Culture, à commencer par les structures de diffusion (théâtres, SMACs, Scènes nationales), et les artistes, ne se sont emparés de la question que très récemment. Cédric Huchet, programmateur pour le Festival Scopitone et pour Stereolux à Nantes, précise “qu’il n’existe pas de service de conservation à Stereolux mais que cette préoccupation est devenue centrale dans l’ensemble du milieu du spectacle, notamment du fait de l’explosion de la création numérique”. En effet, les arts vivants n’ont, semble-t-il, jamais autant intégré de systèmes électroniques et numériques : capteurs interactifs, éléments de robotique, vidéo et lumière, ... Tout le monde se retrouve désormais à se questionner sur la pérennité des dispositifs numériques. Autrement dit, sera-t-il possible de rejouer une chorégraphie d’Hiroaki Umeda ou de Bianca Li dans dix ou même cent ans de la même façon qu’on peut aujourd’hui revoir un spectacle de Pina Bausch plusieurs années après sa mort ? Rien n’est moins certain, tant les questions de conservation et de restauration des œuvres numériques paraissent peu éclaircies et se posent finalement très différemment des disciplines traditionnelles.

Il paraît naturel d’ouvrir le débat —au-delà des conservateurs— aux programmateurs, aux régisseurs techniques et bien sûr aux artistes, premiers concernés par ces interrogations essentielles. Laissons aux professionnels de la muséologie le soin de se concerter sur la difficile question des œuvres qui méritent ou non d'être conservées. Dans un premier temps, concentrons cette réflexion sur la nature singulière des œuvres numériques.

 

 
Matériels de prise de son analogique, ZKM / Laboratory for Antiquated Video Systems - Photo © Andreas Friedrich 
Cassettes, ZKM / Laboratory for Antiquated Video Systems - Photo © Dorcas Müller

 


La complexité du numérique

Finalement l’étiquette “art numérique” est un fourre-tout dans lequel il est possible de distinguer, au moins pour ce sujet, deux types d’œuvres : celles appartenant à la catégorie des vidéos où il s’agira essentiellement de problématiques d’archivage, de stockage, de conservation des algorithmes et les installations interactives, utilisant des technologies plus fragiles et qui ont parfois vocation à n’être présentées qu’une seule fois comme performance dans un festival. Dans cette deuxième catégorie, les œuvres sont davantage sujettes à l’obsolescence des matériaux : comment remplacer une leap motion (capteur de mouvement) dans dix ans ou un Oculus Rift (casque de réalité virtuelle) dans trente ans, lorsque ces objets n’existeront plus ou lorsque de nouveaux standards seront apparus ? Les anciens se souviendront notamment qu’avant le numérique existaient différents formats analogiques concurrents (NTSC, PAL, SECAM, …). La question paraît encore plus insondable lorsqu’on prend en compte la rapidité d’obsolescence du code et des logiciels. À ce sujet, l’artiste Bryan Chung ironisait avec son oeuvre 50 Shades of Grey, un tableau en camaïeux de gris composé à partir de langages de programmation désuet : Basic, Fortran, Lisp, Lingo (Directeur), ActionScript (Flash). Certains d’entre eux, populaires à des moments dans l’histoire de l’art, sont devenus obsolètes pour être finalement totalement oubliés. Par ailleurs, les installations sont difficilement conservables pour des raisons de stockage. Le collectif de la Bande Passante, réunissant quatre artistes, présentait en 2015 au Quai d’Angers une architecture mêlant mapping et design sonore. LLT, artiste scénographe sur le projet, raconte que “rapidement l’œuvre est devenue une enclume. C’est un mapping qui représentait 2,5 T de matériel et qui n'avait pas de dates programmées. Nous avons loué un lieu de stockage, le plus longtemps possible. Au bout de deux ans, nous avons détruit l’œuvre pour éviter le gouffre financier. Aujourd’hui, pour un artiste, il est difficile d’envisager une conservation pérenne d’une installation interactive. Depuis, nous réfléchissons au recyclage de nos créations pour faire en sorte que les matériaux puissent être réutilisés sur d’autres projets”.
 


50 Shades of Grey - Photo © Bryan WC Chung

 

Les protocoles & dispositifs

Heureusement, pour éviter de perdre à tout jamais ces créations numériques, des protocoles voient le jour. Pour Valérie Hasson-Benillouche de la galerie Charlot : “Bon nombre de normes sont encore à définir mais, si l’on constitue une documentation complète, il n’y a aucune raison que l’on ne puisse pas conserver et restaurer une œuvre”. En effet, l’artiste et les structures de diffusion doivent être en possession d’un maximum de documents qui permettront de comprendre le fonctionnement de l’œuvre dans cinquante ans : descriptif de l’œuvre, photographies, vidéos, fiches techniques, copie de l’algorithme, … Un dernier point sensible pour les artistes qui souhaitent en même temps protéger leurs travaux. “Je trouve délicat de confier trop d’informations liées au code aux structures de diffusion. Les plagiats ne sont pas rares dans le monde de l’art numérique”, témoigne Guillaume Marmin, artiste visuel et scénographe français.

D’autres protocoles sont également poussés par des institutions précurseurs en la matière dont le LIMA, plate-forme dédiée aux arts médiatiques à Amsterdam, qui accueillait en 2016 un symposium international autour des questions de conservation de l’art numérique. Le LIMA a notamment mis en place une offre de stockage numérique pour les artistes désirant une conservation à long terme, prise en charge par une équipe d’informaticiens spécialisés. Moyennant une participation, les œuvres analogiques et numériques peuvent ainsi être conservées sur des serveurs sécurisés et dans des conditions optimales. Par ailleurs, le LIMA s’assure ainsi de constituer une banque d’archives pour le futur. Le ZKM de Karlsruhe, en Allemagne, est un autre acteur incontournable qui collabore avec plusieurs institutions prestigieuses comme le MoMA ou le Centre Pompidou. Le Laboratory for Antiquated Video Systems est sans doute l’une des initiatives les plus originales du ZKM. Fondé en 2004, ce département du service de conservation a pour mission de sauvegarder l’art vidéo et particulièrement les œuvres produites depuis les années 60’ sur support magnétique en les numérisant en haute qualité. Pour cela, le laboratoire compte plus de 300 appareils vidéo vintage et des centaines de composants très difficilement trouvables, les industriels ne les produisant plus. Cette “Arche de Noé des arts médiatiques” comme aime à l’appeler Peter Weibel, directeur du ZKM, est une ressource inestimable pour la restauration des œuvres de Nam June Paik ou d’Aldo Tambellini, utilisant du matériel d’époque. Dorcas Müller, responsable du Laboratory for Antiquated Video Systems, explique comment le ZKM a pu constituer un tel trésor : “Notre réseau est très développé. Les artistes nous confient une partie du matériel. Nous travaillons également avec des écoles ou des studios vidéo professionnels qui souhaitent se débarrasser de leur équipement démodé. Par ailleurs, les habitants de la Région nous font don de leurs anciens magnétoscopes et moniteurs. Enfin, depuis quelques années, il est devenu plus facile de trouver des appareils sur eBay”.
 

De nouveaux professionnels formés

Le LIMA et le ZKM précédemment cités font néanmoins figure d’exception à côté du reste des structures et des communautés artistiques qui souffrent encore de l’absence de mise en place de programmes dédiés. Sans aller jusqu’à la constitution de service de conservation, voire de restauration, la question se pose néanmoins dans toutes les structures de diffusion : comment faire fonctionner une œuvre ou une installation lorsqu’il y a un problème de logiciel ou d’interface ? Cédric Huchet décrit le fonctionnement à Stereolux : “50 % des maintenances sont effectuées par les équipes de la structure car il est rare que l’artiste puisse être présent en permanence. Nos régisseurs sont des couteaux suisses qui ont réussi à décloisonner la connaissance technique : ils comprennent le code, la mécanique, l’électricité, ont parfois quelques notions en robotique”. De là à imaginer une nouvelle génération de régisseurs il n’y a qu’un pas. En attendant, quelques rares formations de conservateur/restaurateur spécialisées en art numérique, comme celle de l’école de Stuttgart, voient déjà le jour. Pour Gaby Wijers, directeur du LIMA : “Il est plus qu’urgent de former les nouveaux archivistes, gestionnaires, conservateurs et historiens d’arts. Ce sont eux qui relèveront le défi de la préservation de l’art médiatique”.

Une chose semble certaine, ce n’est plus qu’une question de temps pour que de réels plans d’action de conservation des œuvres numériques se généralisent. Reste seulement à espérer qu’ils ne tarderont pas à se mettre en place… au risque de perdre un bon nombre de créations actuelles, et sans doute parmi elles quelques chefs-d’œuvre de notre époque.

 

Adrien Cornelissen


Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°220 – juillet 2018

Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.

Contraintes créatives éco-conscientes

Publié le 12/02/2019


Si les principes du développement durable sont inscrits dans la politique de nombreux lieux de diffusion, du côté des pratiques artistiques, c’est toute une génération formée à l’usage de nouvelles technologies a priori gourmandes en énergie et en matériaux qui se trouve confrontée aux enjeux d’importance que sont le respect de l’environnement, l’engagement vers une transition écologique active et l’incitation à opter pour une économie du recyclage et de la récupération. Comment les artistes numériques prennent-ils en compte ces notions et comment celles-ci sont intégrées dans les œuvres ? Réponses ci-dessous.
 

On ne le dit pas assez mais le vaste rassemblement de pratiques et disciplines des arts dits “numériques” fait partie des manifestations contemporaines dont les préoccupations sont les plus en phase avec les grandes questions qui agitent notre temps, tous thèmes confondus. Par goût de la prospective et de l’anticipation, mais aussi par leur proximité avec des technologies —soit massivement et quotidiennement utilisées, soit au contraire encore expérimentales et réservées aux laboratoires de recherches— les artistes numériques se retrouvent bien souvent au plus près de questions aussi diverses qu’éminemment contemporaines. Si beaucoup d’œuvres dans ce domaine se teintent de futurisme et se penchent sur des questions d’usage, d’éthique, de protection de la vie privée, de préservation d’identité numérique, d’autonomie ou de liberté d’expression dans un monde de plus en plus dominé par les monopoles, elles n’excluent pas la question écologique. Préservation de l’environnement, soutenabilité des ressources naturelles, transition énergétique et réduction de l’impact de l’activité humaine sur l’équilibre planétaire, tels sont les thèmes dont s'emparent aujourd’hui les artistes numériques. Il est donc relativement logique que ces préoccupations politiques et esthétiques rencontrent celles du développement durable, d’autant qu’en tant que rapport présenté en 1987(1) dans le Rapport Brundtland, le sujet comporte une dimension environnementale bien sûr, mais également une dimension économique et un volet social qui replace l’humain au centre de l’action. Un terrain créatif idéal pour les acteurs de l’écosystème des arts numériques, une opportunité unique de repenser les modèles créatifs et un formidable levier d’innovation pour des artistes qui envisagent la planète comme le laboratoire de nos expériences esthétiques.

 

Cahier des charges éco-responsable

Restauration, recyclage, détournements, formations et ateliers, quête de nouveaux matériaux, transition énergétique, partenariats avec des entreprises et des pays développeurs de technologies éco-responsables (Afrique, Amérique du Sud), usage de techniques inspirées des principes low tech (pour “low technology”, ou “basse technologie”, en opposition à “high tech”) sont les principes sur lesquels s’engagent de nombreux acteurs des arts numériques aujourd’hui. Pour respecter leur cahier des charges, ceux-ci doivent jouer de ces contraintes comme des leviers créatifs avec une habileté et un sens consommé du “do it yourself” (ou DIY pour “fait le toi-même”, courant artistique et philosophique né dans les années 60’ dans les pays anglo-saxons). Inspirés par le mouvement Maker contemporain, de nombreux acteurs de cet écosystème artistique pluridisciplinaire savent se faire économes dans la conception, la production et l’élaboration concrète de leur projet. Une attitude pleine de bon sens dans un domaine où les technologies utilisées s’avèrent souvent onéreuses et polluantes, et où des qualités d’autonomie, de bricoleurs ou de bidouilleurs, sont souvent demandées. Qu’il s’agisse du fond (les thèmes abordés) ou de la forme (les matériaux, les axes de production et les techniques utilisées), les exemples décrits ci-après démontrent à quel point les valeurs du développement durable imprègnent largement un domaine artistique qui doit se battre à la fois économiquement pour produire des œuvres énergiquement et technologiquement neutres, mais également proposer un discours idéologique à même d’offrir une alternative soutenable au développement de nouvelles formes d’art “durable”.

 

Anthropocène vs capitalocène

Conscient du poids que l’activité humaine fait peser sur la planète —ce que certains appellent l’anthropocène, pour décrire l’entrée dans une ère dominée par l’influence de l’être humain sur la biosphère— certains artistes choisissent de développer des formes d’art high tech/low tech en observant les trois grands principes du développement durable qui sont : valorisation et respect de l’environnement, soutenabilité économique à l’échelle du citoyen et de la société et développement de la croissance économique à travers des modes de production et de consommation durables. Des idées qui résonnent dans l’œuvre du plasticien Barthélemy Antoine-Lœff(2) qui présentait Inlandsis en novembre dernier au Centre culturel de Gentilly (Val-de-Marne). Une exposition où écrans recyclés (íf, Larsen), sculpture de papier (Le Tupilak de Corium, Komatiite 2), “manufacture d’icebergs artificiels” et programmation home-made mettaient en scène, à travers trois installations, cette capitalocène (autre interprétation de l’anthropocène, centrée sur les résultantes négatives de l’activité économique humaine sur la planète et son écosystème) de façon poétique et critique. Le thème de l’anthropocène est au cœur des inquiétudes et des problématiques de la scène artistique numérique. Pour preuve, de nombreux exemples présentés dans ce dossier y font largement références.

 

 
Komatiite 2 - Photo © Barthélemy Antoine-Loeff  // Soleil noir - Photo © Barthélemy Antoine-Loeff

 

Planète Laboratoire en Avignon

Planète Laboratoire, c’est le titre d’une exposition réalisée en collaboration avec l’agence Bipolar par l’Ardenome, un tout nouveau lieu dédié à “l’art des nouveaux médias” (l’autre nom des arts numériques) officiellement ouvert au public depuis le 30 mars 2018. Inauguré par une sélection des œuvres du duo d’artistes éco-engagés HeHe (Helen Evans et Heiko Hansen), l’ancien Grenier à sel —site patrimonial bien connu des Avignonnais— est désormais un espace d’exposition, mais aussi de performances, de conférences et de rencontres, qui s’ouvrira également aux arts vivants à partir de 2019. Sous la houlette de Véronique Baton (directrice artistique du lieu) et de l’équipe d’Edis (un fond de dotation créé en 2012 à l’initiative du philanthrope Régis Roquette), Planète Laboratoire propose de découvrir une douzaine d’installations au discours environnemental et sociétal très fort maniant toute la diversité des formes plastiques contemporaines (vidéo, sculpture, photographie, design) et dépositaires des multiples questions que pose l’avancée des nouvelles technologies dans un environnement de plus en plus “génétiquement modifié” : bio-ingénierie pour Radiant Tree, pollution automobile et/ou industrielle pour Toy Emission et la série des Nuages (verts, rouges, …) ou encore disparition des forêts pluviales avec Absynth, une création inédite, dont la version monumentale fut présentée en mars à La Villette dans le cadre de la Biennale internationale des arts numériques Nemo. Des propositions qui, si elles ont beau traiter de sujets très sérieux, ne sont pas exemptes d’humour. Il faut voir les préconisations éco-responsables pastichant le design industriel des transports en commun de Metronome, ou encore le commentaire ironique sur la conquête spatiale de la sculpture One Way Ticket, pour s’en convaincre. Mêlant dramaturgie, dispositif théâtral et critique environnementale dans le champ de l’art contemporain, l’œuvre du duo HeHe offre, avec Planète Laboratoire, un point de vue individuel singulier sur des problématiques universelles.

 


Metronome, 2012 - Photo © HeHe

 

Modes participatifs écosensibles

Avec leur structure, Art-Act(3), le duo d’artiste Gaspard et Sandra Bébié-Valérian explore des voies créatives mêlant installations, performances, mises en scène théâtrales, narration, questionnements esthétiques et scénographiques. Des préoccupations qui s’inscrivent depuis le début de leurs activités dans le champ d’une réflexion éco-consciente élargie, tant économiquement qu’idéologiquement. Une démarche qui les mènera entre autres à Viridis, La ferme à Spiruline, une œuvre hybride dont le processus de monstration relève à la fois de l’installation, des modes participatifs hérités du jeu vidéo et d’un dialogue entre le virtuel et le réel. Avec ce projet complexe, le binôme s’inspire, sur le mode ludique, des grands principes du développement durable. Présenté comme un détournement des jeux que l’on peut trouver en ligne (du type Myfarm), Viridis se situe dans un univers post-apocalyptique où les ressources sont rares. C’est donc à la maintenance d’une véritable ferme à spiruline (une micro-algue aux vertus antioxydantes et énergétiques dont l’exploitation est située dans le Sud de la France) à laquelle les participants sont invités. Connectée en ligne et en temps réel, la communauté des “fermiers” virtuels doit prendre les bonnes décisions afin de permettre son développement. L’ensemble se complète d’une véritable histoire, de personnages et de vidéos 360, visibles en ligne ou en mode muséal. Car ce jeu est également présenté sous forme d’installation et reste opérationnel à tout moment (comme durant son exposition au salon Expérimenta de 2015). En plus d’offrir un point de vue original sur l’impact de nos actions dites “virtuelles” dans le réel, Viridis est une occasion de responsabiliser les utilisateurs de technologie souvent énergivores et peu écologiques. Pensée avec une économie des moyens techniques optimaux (cartes Arduino, recyclage de matériaux), l’œuvre fait écho aux théories écosophiques qui souhaitent une meilleure harmonisation entre les activités humaines et la nature. À noter que le duo développe actuellement l’Urinotron, une centrale énergétique qui fonctionne grâce à l’urine, compatible en mode exposition !

 

 
Viridis, La ferme à Spiruline. Festival Gamerz, Le Vigan - Photo DR

 

La robotique végétale

Projetant les principes du développement durable et de l’écosophie d’un Bruno Latour ou d’un Philippe Descola dans un partenariat entre robotique et biologique, Über Beast Machine est un projet transmédia initié par Michaël Cros, artiste transdisciplinaire, plasticien et chorégraphe. Proposé sous forme de performance (Über Beast Variation), d’expositions (ÜBM - Hybridations), de conférences, d’actions artistiques (Fabrique de petites créatures électriques et végétales) ou de site Internet(4) qui se présente comme une extension de l’œuvre, Über Beast Machine est aussi un spectacle qui renouvelle l’art de la marionnette en convoquant trois danseurs/marionnettistes et des technologies high et low tech. En mettant en scène la naissance d’une créature hybride de taille humaine, croisement d’homme, de machine et de végétal, Michaël Cros et son équipe explorent nos réactions face à la figure de l’Autre, déjouent les clichés transhumanistes du corps augmenté et de la robotique d’accompagnement, dans une relation art-sciences à la fois poétique et effrayante. L’action se situe en 2097 tandis qu’une équipe de chercheurs établie sur la côte méditerranéenne étudie et entretient une créature végétale et électrique apparue en 2017, qui ne peut pas survivre sans soins humains. Über Beast Machine est donc une œuvre multiple, singulière et précieuse, qui envisage les technologies à leur minima (ici, cartes Arduino, servomoteurs recyclés, résille horticole et mousse sculptée pour créer le corps de la créature) dans une collaboration homme-nature, mais aussi homme-machine, émouvante et étrange.

 

   
Über Beast Machine - Photo © Séverine Bailly Paradoxa // Über Beast Machine - Photo © Michäel Cros
 

 

La vie sonore des plantes

Fondée par le couple d’artistes Grégory Lasserre & Anaïs met den Ancxt, la compagnie Scenocosme(5) s’inscrit depuis ses origines dans le partage d’expériences avec le public. C’est la raison pour laquelle le binôme aime à développer des œuvres interactives. La relation à l’œuvre, qu’elle soit de l’ordre du spectacle ou touche au quotidien, est envisagée comme privilégiée et intime. Attentif au monde, Scenocosme s’investit dans diverses expériences impliquant le corps humain et la nature, l’homme et le végétal. Présentée en avril dernier à l’occasion de l’Escale numérique de la Ville de Bron (69), Akousmaflore est une installation végétale interactive et sonore créée en 2007 qui prend corps directement dans la nature. D’apparence anodine, celle d’un jardin interactif composé de simples plantes, Akousmaflore est une hybridation artistique entre nature et technologie qui rend audible une relation invisible entre les plantes et le public. Sensibles à l’énergie électrostatique des visiteurs, les plantes réagissent au toucher en émettant cris, chants ou vibrations acoustiques. Dans le même registre, mais en pleine nature cette fois, Scenocosme réalise également Pulsations, une œuvre sonore dans laquelle un système audio dissimulé à la cime d’un arbre émet une sourde vibration inaudible pour l’oreille humaine. Pour ressentir cette “musique” de l’arbre, il faut s’en approcher, le toucher, l’étreindre et le caresser.

 


Akousmaflore - Photo © Scenocosme

 

Pour Echos enfin, Scenocosme met en scène un dispositif évoquant un tourne-disque, dont l’élément principal est une tranche de bois. En tournant, cette pièce est lue par une tête de lecture, à l’image d’un disque vinyl, et émet elle aussi un son. Une œuvre qui parle de notre relation à la nature, aux sons inconnus que celle-ci produit, et à notre relation au temps (les sillons d’un arbre étant sa biographie, son histoire, souvent beaucoup plus importante que la nôtre). Avec ses projets sensibles, qui tournent de par le monde, Scenocosme interroge notre rapport à la nature sur le long terme, en choisissant des moyens techniques souvent simples et économiques (petits ordinateurs, éléments électroniques peu énergivores, choix de transport restreint, …). À noter que ces trois œuvres seront présentées à la Maison de la Rivière (Communauté de communes de Montaigu-Rocheservière) du 26 avril 2018 au 31 octobre 2018 et à la Biennale Art Fareins à partir du mois de juin.
 


Echos - Photo © Scenocosme
 

Difficile de conclure sans parler du Summerlab de PiNG (association nantaise créée en 2004 dont le mandat est de se positionner en tant qu’observateur critique du monde numérique dans lequel nous évoluons) et de son projet Récits Nature, qui se tiendra à Saint-Nazaire du 07 au 11 juillet. Trois ans déjà que PiNG se penche sur les questions de bouleversements environnementaux et sociétaux en compagnie d’artistes, de chercheurs et de citoyens. Ce rendez-vous sera l’occasion de découvrir comment ces acteurs de terrain, experts ou simples curieux, s’engagent et proposent une vision attentive et alternative des pratiques numériques à l’échelle globale de notre relation avec la nature. Un événement “engagé dans une véritable politique numérique”, selon Séverine Bailly, directrice artistique de Paradoxa(6), une structure collaborative à vocation d’accompagnement artistique qui a justement décidé de s’implanter dans la Drôme, au plus proche de ces artistes/chercheurs sensibles.

 

Maxence Grugier


(1) Voir : Rapport Brundtland, publication officiellement intitulée “Our Common Future”, rédigée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU.
(2) www.ibal.tv/
(3) art-act.fr
(4) www.pro-vivance.com/
(5) www.scenocosme.com/
(6) www.paradoxa.org/

Article publié dans la Revue AS - Actualité de la Scénographie N°219 – juin 2018

Le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux s’associe avec les Éditions AS (Actualités de la scénographie) pour une série d'articles consacrés aux technologies numériques, à l'art et au design. L'occasion de partager un point de vue original et documenté sur le futur des pratiques artistiques, en particulier dans le champ du spectacle vivant.

Collaborations en mouvement avec la Roumanie

Publié le 28/01/2019

De mars à juin, Stereolux participe activement à la saison culturelle France-Roumanie pilotée par l’Institut Français. Une nouvelle occasion de faire preuve à l'international de son expertise sur les champs musicaux et numériques.

Un travail au long cours avec les Instituts français

A travers sa programmation, les nombreuses coproductions, les commissariats assurés et les partenariats tissés depuis plusieurs années avec des structures culturelles à l’étranger (Asie, Amérique du Nord ou Europe), Stereolux est identifié comme un acteur culturel particulièrement ouvert sur le monde notamment par les Instituts Français. En 2017, ceux-ci l'avaient ainsi sollicité pour participer à la saison culturelle France-Colombie, ce qui avait donné lieu à une soirée de concerts Stereotrip.

Cette année, la saison France-Roumanie est l'occasion d'un investissement plus poussé.
"C'est Jean-Jacques Garnier, le commissaire français de la saison, qui est venu vers nous, confie Cédric Huchet, programmateur arts numériques à Stereolux. Il nous connaît bien puisqu'il a été directeur de l'Institut français de Tokyo, avec lequel on travaille depuis trois ans sur le festival Digital Choc. Il voulait que notre participation puisse faire écho à la pluridisciplinarité de notre projet, entre musique, cultures électroniques et arts numériques."

Ce printemps, la saison culturelle sera ainsi divisée en différents temps, d'abord en France puis à Bucarest. Les festivités débuteront à Stereolux avec une soirée Stereotrip le 14 mars, qui proposera de découvrir des artistes roumains groovy et hédonistes (Golan, Karpov Not Kasparov et Corp), la projection d'un documentaire et la dégustation de spécialités culinaires.
 

  
 

Il y aura aussi plusieurs moments d'échange avec un laboratoire de recherche basé à Bucarest, spécialisé dans les nouveaux médias (réalité virtuelle, animation...) et les neurosciences. "CINETic a une approche assez similaire à la nôtre au sein du Labo, précise Martin Lambert, responsable du Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux. La saison culturelle était une formidable opportunité de travailler avec une structure de recherche spécialisée dans des champs qui nous intéressent, à l'échelle internationale".
 


Le laboratoire CINETic à Bucarest


Bucarest-Nantes aller-retour

Concrètement, l'échange avec CINETic se déroulera en plusieurs étapes.

Côté nantais :

  • Du 1er au 4 avril, une équipe de chercheurs roumains rencontrera à Nantes des acteurs locaux le temps d'un workshop autour du motion design et de l'animation numérique.
  • Du 15 au 18 avril, un chercheur de CINETic participera à une résidence, toujours à Stereolux, au milieu de confrères français, notamment la chorégraphe et anthropologue Anne Dubos et le chercheur à l'IRCAM Frédéric Bevilacqua. Thématique abordée : la captation du geste et son utilisation dans les projets artistiques.

Dans l'esprit des saisons culturelles, la Roumanie accueillera à son tour plusieurs événements :

  • Du 28 mai au 3 juin, les chercheurs à l'origine de la résidence d'avril à Nantes se rendront à CINETic à Bucarest pour présenter leurs travaux.
  • Parallèlement, des motion designers nantais animeront un workshop avec des étudiants et professionnels roumains. L'occasion pour Stereolux de mobiliser le réseau de designers tissé grâce au festival Motion Motion, et d'ainsi valoriser en Roumanie les compétences nantaises dans le domaine de l’animation.

L'illustration parfaite du double mouvement vers le local et l'international inscrit dans l'ADN du lieu culturel depuis sa création.

 

Une histoire de la danse 2.0

Publié le 17/01/2019

Un nouveau langage intègre et renouvelle les espaces chorégraphiques : mapping vidéo, avatars en 3D, motion capture, interactivité... Histoire et état des lieux de ces pratiques artistiques où le corps garde finalement toute sa place.
 

Merce Cunningham, le pionnier


Création d'un abécédaire chorégraphique

Figure emblématique de la danse post-moderne et du croisement entre disciplines artistiques, Merce Cunningham est le premier chorégraphe à travailler avec les technologies émergentes dans les années 1990. Le logiciel Life Forms, programme d’animation 3D, lui permet d'inventer de nouvelles figures à un âge où son propre corps ne lui permet plus. Il les met ensuite à l’épreuve en demandant à ses danseurs de les exécuter ; certaines s'avèrent impossibles à reproduire.
 

1. Logiciel Dance Form (à la suite de Life Forms) utilisé par Merce Cunningham
Logiciel Dance Form (conçu à la suite de Life Forms) utilisé par Merce Cunningham

 

Première pièce chorégraphique projetée

Pour créer Biped (1999), premier projet à associer danse vivante et projection de formes animées, Cunningham collabore avec Paul Kaiser et Shelley Eshkar. Après avoir saisi 71 phrases chorégraphiques en Motion Capture, ils les projettent sur un tulle en avant-scène, devant les danseurs qui semblent évoluer aux côtés de ces squelettes dessinés à la craie.
 

2. Merce Cunningham, Biped (1999)
Merce Cunningham, Biped (1999)
 

De l'augmentation du geste à la réalité augmentée sensitive

Au début du 21ème siècle, la technologie permet de travailler les espaces et / ou d'accompagner et d'augmenter les gestes des danseurs. La perception du corps en est modifiée. Ainsi, Érection 2003) de Pierre Rigal et Aurélien Bory, évoque l’évolution de l’être humain qui passe du stade horizontal au vertical. Entre deux, il est traversé de projections colorées qui l'obligent à se lever dans les limites de cet espace épuré et lumineux.
 

3.1.Erection - Pierre Rigal © PierreGrosbois 3.2.Erection - Pierre Rigal 3.3. Érection - Pierre Rigal
Pierre Rigal et Aurélien Bory, Érection (2003)


Acteur majeur de l’exploration des liens entre danse et arts numériques, Hiroaki Umeda crée des pièces à l'esthétique electro minimaliste en s’appuyant sur des dispositifs complexes : gestes, vidéos, lumières et sons y forment des textures intrinsèquement imbriquées. Reconnu en France depuis Accumulated Layout (2007), Umeda ne cesse de renouveler la danse contemporaine par un dialogue entre danse, lumière et musique.
 

4. Hiroaki Umeda, Median
Hiroaki Umeda, Median (2018)


Par la suite, l'interactivité s’invite naturellement entre ces trois champs créatifs. Escales tactiles (2011) de K. Danse et Scénocosme s’appuie sur un tapis de danse recouvert d’un réseau de connectiques et des costumes sensitifs composés de capteurs. Pendant la performance, et en fonction des contacts physiques des danseurs, des données informatiques interagissent en temps réel sur la composition sonore et lumineuse du spectacle.
 

5. K. Danse et de Scénocosme, Escales tactiles
K. Danse et Scénocosme, Escales tactiles (2011)
 

De la danse en réalité virtuelle à mixte

Spectacle à la frontière entre réel et virtuel, Pixel (2014) est le fruit d'une collaboration entre Mourad Merzouki et Adrien M & Claire B. Dix danseurs de hip-hop s'y approprient un univers interactif et mouvant. Rendue possible grâce à eMotion, logiciel en open source, cette première expérimentation a été l'occasion d'un dialogue fécond entre ces deux formes d’expression artistique : « l’invention d’un langage numérique vivant se faisant par l’intuition du corps ».



Mourad Merzouki et Adrien M & Claire B, Pixel (2014)


Une étape sensorielle est franchie lorsque Gilles Jobin conçoit avec Artanim la toute première œuvre chorégraphique en réalité virtuelle immersive, VR_I (2017). Cette expérience permet à cinq spectateurs munis de casques de voir leurs avatars se déplacer dans un espace 3D, au milieu de danseurs virtuels animés par des algorithmes. A la Biennale de la Danse de Lyon, Yoann Bourgeois et Michel Reilhac présentent Fugue VR (2018). Cette expérience en réalité mixte pour dix participants permet, pour la première fois, de vivre un spectacle de danse de l'intérieur.
 

7.1. Gilles Jobin & Artanim, VR_I 7.2. Gilles Jobin & Artanim, VR_I
Gilles Jobin & Artanim, VR_I (2017)
 

La danse post-internet

Avec To Da bone (2017), le collectif (La) Horde traite du Jumpstyle, danse née à la fin du 20ème siècle, en Europe du nord, dans le milieu techno hardcore et propagée via YouTube. Ces danseurs amateurs s'échangent leurs vidéos sur internet créant ainsi une communauté à l'existence numérique. Contactés par Facebook, ils jouent aujourd'hui en groupe sur un plateau « in real life ».



(La) Horde, To Da bone (2017)
 

Il semble aujourd’hui loin le temps où Merce Cunnigham faisait scandale avec Walkaround Time (1968), dont le titre évoquait les cent pas que faisaient les informaticiens pendant que les ordinateurs accomplissaient leurs tâches.

 

Par Julie Legrand

 

 

UNE EXPLORATION SPATIO-TEMPORELLE DES DONNÉES URBAINES

Publié le 16/01/2019

Impulsé par Stereolux en 2018, Bassins de Lumière est un projet art-science, rassemblant le studio de design visuel et interactif Chevalvert et le CRENAU (Centre de Recherche Nantais Architectures Urbanités situé conjointement à l’ENSAN et à l’ECN et dépendant du laboratoire AAU).
L’objectif de ce projet lauréat de l’appel à projet ARTEX, initié par la Région des Pays de la Loire, est de créer une installation artistique se basant sur l’utilisation et la représentation des données manipulées, exploitées ou générées par les chercheurs impliqués dans le projet de recherche UDU*.

 

DES BASSINS DE VISIBILITÉ AUX BASSINS DE LUMIERE

Lors de la première rencontre entre le studio Chevalvert et les membres du AAU-CRENAU à Stereolux, l’axe de recherche “Bassin de visibilité” se révéla être un sujet particulièrement en adéquation avec les préoccupations artistiques du studio. Ce projet s’inspire donc de la superposition de contours de bassins de visibilité réalisés par le laboratoire AAU-CRENAU.
 

  
 

Le dispositif interactif est composé d’une superposition de formes représentant l’espace ouvert défini par le bâti autour d’un passant qui déambule dans un espace urbain. À travers l’utilisation de la lumière, nous pouvons simuler un angle d’ouverture du regard de 0 à 360°.



UN DISPOSITIF D’EXPLORATION SPATIO-TEMPORELLE

Il s’agit alors de réaliser un dispositif d’exploration spatio-temporelle de ces bassins. Le studio Chevalvert a donc imaginé une installation permettant de se mouvoir dans cette juxtaposition et de proposer ainsi un voyage “immobile” et lumineux dans la fossilisation d’une promenade urbaine.
Ce dispositif repose sur l’interaction entre une matrice de LEDs cylindrique et 80 strates représentant les bassins de visibilité extraits d’un parcours.
 

  
 

L’utilisateur pourra, en utilisant l’interface de l’application « Bassins de lumière », manipuler la lumière émise par l’objet pour visualiser l’évolution des bassins de visibilité du parcours en question, dans l’espace et dans le temps.

L’application créée par Chevalvert permettra de « parcourir » ces strates en les « illuminant » et en contrôlant l’angle de vision, révélant ainsi les bassins de visibilité de l’installation.
 

   

   


Bassins de lumière est également un dispositif de médiation interactif capable de s’adapter aux besoins d’itinérance du AAU-CRENAU et qui permet d’incarner leurs objets de recherches lors de rencontres avec du public.
 


Le projet « Bassins de lumière » fera l’objet d’une  présentation publique le vendredi 1er février de 17h30 à 19h à Stereolux, ce sera l’occasion de découvrir une première version de cette installation et d’échanger avec les artistes et chercheurs impliqués.
 


* Ce projet art-science est porté conjointement par le laboratoire AAU (Centrale Nantes et École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes) et l’École de Design Nantes Atlantique. Baptisé UDU, il vise à proposer un outil aux acteurs de la fabrique urbaine souhaitant extraire les informations utiles de la masse de données urbaines à leur disposition pour leur permettre d’avoir un éclairage complémentaire sur leur terrain.
 

RESTITUTION LE 1ER FÉVRIER >> + INFOS

CYCLE VILLE (IN)VISIBLE : RETOUR SUR L’ATELIER DE CARTOGRAPHIE SUBJECTIVE

Publié le 03/12/2018

Dans le cadre du cycle thématique Ville (in)visible, l’atelier de cartographie proposé par Stereolux, la revue Sur-Mesure et le designer et urbaniste Quentin Lefèvre, a donné lieu le samedi 17 novembre 2018 à une production de cartes de l’Île de Nantes éminemment sensibles et subjectives. Retour sur un atelier pas comme les autres.


 

Les 16 participants de l’atelier, habitant ou non l’Île de Nantes, étaient invités à partager les éléments sensibles (sons, images, histoires personnelles ou collectives…) que leur évoquent ce territoire, et à créer des représentations originales de leurs rapports à cet espace urbain ainsi qu’à celui dans lequel ils vivent.
L’atelier s’est donc déroulé en deux temps : l’un consacré au territoire habité, l’autre à l’Île de Nantes avec à chaque fois les mêmes règles du jeu.

Dans les deux cas, l’objectif était de réaliser des cartes faisant état d’une représentation personnelle et subjective à partir de trames pointillées évoquant le territoire. L’idée n’étant pas de rechercher l’exactitude géographique mais une bien une représentation mentale du territoire.
Chaque temps se décomposait en plusieurs étapes rapides et chronométrées (usages, repères, ambiances, transports…), dans lequel les participants étaient contraints par l’utilisation d’une bibliothèque de tampons.
Cette technique de création sous contrainte a permis un rendu homogène en incitant à la spontanéité et en plaçant tout le monde au même niveau technique.
 


S’en suivait une restitution où chacun avait la possibilité d’évoquer de vive voix face au groupe ses choix graphiques et la représentation mentale qu’il se faisait de chaque territoire.
 




Les résultats de cet atelier seront utilisés dans le cadre du workshop « Données situées et cartographie sensible » qui se déroulera les 6 et 7 décembre 2018 à Stereolux, et qui proposera à des artistes, designers et informaticiens de mettre en forme les données sensibles collectées et partagées par les participants.

La question de la datavisualisation sera aussi évoquée lors de la journée thématique « Visualiser la ville » du 12 décembre.